L’acquisition de Beats par Apple, si elle se confirme, n’est peut-être pas entièrement motivée par de basses considérations matérielles. « Beats » et « Apple » sont aussi des marques qui transcendent les sociétés qu’elles représentent : au mariage de raison s’ajoute un mariage de cultures aux conséquences de la plus haute importance.
Beats : une société « oui, mais… »
Apple achète régulièrement des sociétés extrêmement spécialisées qui servent directement ses intérêts. Mais Beats n’est experte ni du matériel (longtemps sous-traité à Monster Cable), ni du logiciel (au-delà du traitement du son), ni des services (encore balbutiants), ni même du design (confié au studio Ammunition de Robert Brunner). La société de Jimmy Iovine et Andre Young ne maîtrise rien, à part peut-être l’art de la communication qui lui permet de toucher à tout avec un succès insolent — et c’est peut-être tout cela qui a attiré Apple.
Est-ce qu’Apple va poursuivre la commercialisation des casques au « b » rouge, aussi omniprésents aujourd’hui que l’étaient les écouteurs blancs il y a dix ans ? Le communicant Ben Thompson, passé par l’Apple University, explique de manière très convaincante qu’elle aurait tort de s’en priver. Elle qui n’a jamais brillé dans le domaine des accessoires pourrait les utiliser pour compenser les aléas des ventes d’iPhone et d’iPad, voire pour former un futur écosystème d’informatique vestimentaire avec l’iPhone et une éventuelle iWatch.
Est-ce qu’Apple va profiter des bons débuts de Beats Music pour doper son offre musicale ? Sans doute : c’est le service de streaming qu’elle aurait pu créer si Steve Jobs n’y avait été opposé, un service entièrement payant et faisant la part belle à la « curation ». Tim Cook n’a d’ailleurs jamais caché son intérêt pour Beats Music, et il tient là une occasion en or d’éclater un iTunes passé de mode et de déporter son cœur dans le nuage.
Est-ce qu’Apple va envoyer Jimmy Iovine traiter avec les majors qu’il connaît si bien ? Bien sûr ! Il pourrait même s’acoquiner avec les dirigeants des studios de TV et de cinéma, lui qui avait dans l’idée de transformer Beats en marque de divertissement grand public et de concurrencer frontalement Apple dans le domaine du smartphone et de la télévision. Il apportera une aide précieuse à un Eddy Cue qui ne convainc plus une industrie recroquevillée sur elle-même, et qui a par ailleurs fort à faire avec les équipes iCloud et infrastructures.
Beats : designed by Apple in California
Mais l’acquisition de Beats n’est pas qu’une succession d’évidences rabâchées, de détails techniques et de considérations matérielles. C’est aussi un choc culturel dont les répercussions pourraient changer la face d’Apple, au-delà de la grande gueule de Iovine et des frasques de Dr. Dre. Beats s’adresse prioritairement à un public d’hommes de 18 à 34 ans, vivant plutôt en ville et appréciant les nouvelles technologies — le même public qui a fait la fortune d’Apple. Et il est indéniable, même si le sujet est sensible, qu’elle communique particulièrement efficacement auprès du public afro-américain (ou « urbain » selon un euphémisme couramment utilisé).
Selon un rapport de Nielsen, les Afro-américains sont plus équipés en smartphones que le reste des Américains, mais 71 % d’entre eux utilisent un smartphone Android, alors que 41 % de la population américaine utilise un iPhone. Ce public échappe donc à Apple, alors qu’il possède une influence culturelle de premier plan, qui se dissémine dans le monde notamment à travers la musique, et qui a grandement participé à faire de Beats une société contrôlant 60 % du marché des casques à plus de 100 $ et générant un chiffre d’affaires estimé à 1,4 milliard de dollars. Il a une autre histoire, d’autres références, d’autres goûts, d’autres habitudes de consommation, que le discours monolithique de la firme de Cupertino ne recouvre pas.
Or ce discours est avant tout un discours culturel : comme Beats, Apple est une marque de lifestyle. Le think different de Steve Jobs était le produit d’un homme façonné par la contre-culture californienne et un anti-establishment bon ton devenu mondial, des valeurs partagées par les clients qui ont sauvé la société de la faillite à la fin des années 2000. La remise au goût du jour du « Designed by Apple in California » permet d’affirmer une identité californienne qui est devenue une identité cosmopolite, de promouvoir un style de vie dans une nouvelle guerre froide contre les soft powers asiatiques, et notamment le soft power coréen représenté par Samsung.
Un style de vie qui pousse à son paroxysme l’hypocrisie du concept d’« individualité », réduit au choix d’un accessoire pour agrémenter des produits fabriqués par millions. Un style de vie qui s’attaque à des problèmes aussi importants que l’égalité juridique de tous les humains, l’épanouissement au travail et le développement durable… sans jamais cesser d’exploiter à fond les rouages du système capitaliste. Un style de vie très bay area que Beats complète parfaitement : « on s’en fout des baskets, vendons des casques », disait un Iovine qui bat l’étendard d’une de ces marques qui symbolisent la culture du « monde occidental ».
Beats : le futur d’Apple
Reste que ces cultures peuvent se compléter et s’enrichir comme s’opposer et s’anéantir. Les risques sont à la hauteur de l’enjeu : lorsque la firme de Cupertino ne maîtrise plus un marché ou une conversation, elle en change, et c’est ce que Beats lui permet de faire. Fini le mythe de la start up multinationale qu’aimait tant Steve Jobs, dépassée la crise de communication d’une société qui se cherche.
Place à une marque qui s’incarne dans un campus monumental et édificateur, qui est façonnée par des experts de la mode et de la publicité, qui veut devenir sept fois plus grande que la plus grande marque du monde qu’elle est déjà. Place à une marque qui n’est plus forcément limitée à un seul domaine d’activité, mais qui peut tous les transcender en devenant un emblème plus qu’autre chose. Place à une marque qui deviendra un peu plus inimitable et un peu plus incontournable, surtout si elle griffe des accessoires, des bijoux et pourquoi pas des vêtements devenus produits informatiques.
À long terme, les fruits de cette acquisition pourraient être tout aussi importants que ceux de l’acquisition de NeXT : Beats porte le germe d’une réinvention d’Apple. « Le meilleur moyen de prédire le futur », disait un Alan Kay qui a longtemps traîné ses guêtres dans les couloirs de l’Infinite Loop, « c’est de l’inventer » — et c’est précisément ce que fait la firme de Cupertino. Elle prend une carte sur son avenir, pour seulement 0,61 % de sa capitalisation boursière quand NeXT lui avait coûté 15,32 % de sa valeur. Ce n’est pas cher payé pour quelque chose qui n’a pas de prix… et qui n’en aura pas tant que cette acquisition ne sera pas confirmée.