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Sombre saphir : les relations dangereuses entre Apple et GT Advanced

Mickaël Bazoge

mardi 21 octobre 2014 à 11:45 • 26

AAPL

Les questions autour de la faillite de GT Advanced sont toujours nombreuses, tout comme les zones d'ombre qui entourent cette faillite inattendue. Depuis le 6 octobre et l'annonce surprise de la débandade du fournisseur d'Apple, les révélations se sont succédées à bon rythme : on a ainsi appris que le CEO de l'entreprise, Thomas Gutierrez, ainsi que d'autres dirigeants, avaient revendu de gros stocks d'actions juste avant un special event où ils savaient pertinemment que les iPhone 6 n'allaient pas être protégés par du saphir de synthèse.

Apple, principal client de GT Advanced (GTAT) s'est aussi dite « surprise » par cette déroute, quand bien même le constructeur de Cupertino a investi dans l'entreprise plus d'un demi-milliard de dollars. La Pomme, avec des méthodes de travail toujours difficiles avec ses partenaires, pourrait néanmoins avoir une part de responsabilité dans cette faille — la dernière tranche de 139 millions de dollars du prêt consenti à GTAT n'a ainsi pas été versée, ce qui a pu précipiter la chute du fournisseur.

Toute cette affaire pointe également l'emballement de la rumeur, sur la base de rapports d'experts et d'analystes, sans oublier la presse spécialisée qui tous à leur niveau, ont fait monter la mayonnaise… jusqu'à ce qu'on s'aperçoive finalement qu'elle n'existait pas. Eric Virey est un de ces observateurs du marché du saphir : après une carrière chez Saint-Gobain Crystals comme directeur de marché en charge du saphir, il travaille depuis 2009 avec Yole Développement, où il couvre l'actualité des industries de la DEL et du saphir. Son nom ne vous est peut-être pas inconnu : ses analyses ont souvent été citées pour éclairer l'intérêt d'Apple dans le saphir synthétique.

gauche

L'annonce de la faillite de GT Advanced a provoqué un grand étonnement car il nous semblait que l'entreprise avait le soutien fort d'Apple. Comment comprenez-vous cette faillite ?

Les détails n'ont pas encore transpiré lors des premières auditions devant les juges. Néanmoins, il est clair pour nous que GTAT n’a pas reçu les derniers 139 millions de dollars attendus dans le cadre du contrat entre les deux entreprises qui prévoyait qu’Apple effectuerait un prépaiement de 578 millions à GTAT pour le financement des équipements de l’usine de Mesa. Ces paiements étaient étalés dans le temps et subordonnés à certains objectifs à atteindre par GTAT et devaient être remboursés sur cinq ans à taux zéro, à partir du premier trimestre 2015.

Les trois premières tranches ont été reçues dans les temps, indiquant que l’installation des équipements et les premiers tests avaient donné des résultats satisfaisants. En revanche, le dernier paiement de 139 millions de dollars initialement attendu vers le mois d’avril a dans un premier temps été repoussé au mois d'octobre. Clairement, ce dernier paiement n’a jamais été versé : soit les objectifs techniques n’ont pas été atteints par GTAT, soit Apple a perdu tout intérêt dans la mise en production de cette usine.

À votre avis, Apple a t-elle pu manœuvrer afin de faire plonger son partenaire pour racheter ses actifs ?

GTAT a rencontré de nombreux problèmes lorsqu’ils ont commencé à produire. Deux incidents majeurs ont entrainé la perte de grandes quantités de « boules » de saphir en cours de croissance, qui ont probablement endommagé les fours. De plus, les rendements étaient loin des objectifs. La relation entre les deux partenaires s’est sérieusement dégradée depuis le mois de mai. Néanmoins, nous ne savons pas qui a tiré le premier et poussé GTAT à la faillite. La société a utilisé 250 millions de cash durant le dernier trimestre. Nous estimons que les coûts d’opération de l’usine de Mesa sont d’environ 35 à 40 millions par mois. GTAT a donc dépensé 200 millions de plus que prévu. Il est difficile de savoir où cet argent est parti.

L'usine de GT Advanced à Mesa.

La première hypothèse est qu’Apple a demandé le remboursement anticipé des prépaiements. Dans la mesure où Apple n’achetait pas de matériaux, l’usine ne pouvait générer suffisamment de liquidités pour ces remboursements. Une autre hypothèse est qu’Apple a effectivement commandé de larges quantités de saphir que GTAT n'a pas réussi à livrer dans les temps. Les pénalités de retard prévues dans le contrat sont tellement élevées que ça en frôle l’absurde : plus de huit fois le prix du produit pour un retard de quatre jours.

Dans les deux cas, si Apple a forcé GTAT à payer, cela aurait été un mouvement délibéré de sa part pour tuer son fournisseur… Néanmoins, Apple ne figure pas dans la liste des 30 plus gros créditeurs de GTAT. La compagnie a de plus annoncé être totalement surprise par la mise en faillite de GTAT. Si cela est vrai, la décision viendrait donc de ce dernier, dans un mouvement désespéré pour protéger ses actifs mais surtout pour se sortir du carcan que constitue son contrat avec Apple. Lors de l’annonce du partenariat entre les deux sociétés en novembre 2013, nous avions qualifié le contrat entre les compagnies de relation « maître à esclave ». GTAT avait des obligations énormes en tant que fournisseur alors qu’Apple n’avait aucune obligation d’achat, interdisant même à GTAT de vendre à d’autres clients et devenait de plus propriétaire de toute la propriété intellectuelle développée par GTAT dans le cadre du projet !

Néanmoins, le fait que GTAT en arrive à un tel extrême, la faillite, indique qu’ils étaient soit convaincus qu’Apple n’avait plus aucun intérêt à voir l’usine de Mesa réussir, soit qu’ils sont arrivés a la conclusion qu’ils ne seraient pas capables de fournir les quantités et la qualité escomptées.

GT Advanced veut maintenant cesser de produire du saphir de synthèse, pour lequel Apple a investi plus d'un demi-milliard de dollars. Par ailleurs, GT s'est plaint que son principal client, Apple, était particulièrement difficile. Cette relation commerciale qui, de l'extérieur, parait toxique pour les deux partenaires est-elle chose commune dans ce secteur ?

Apple a la réputation de traiter durement ses fournisseurs, notamment en matière d’exclusivité et de marges financières. C’est à double tranchant. En cas de succès, une relation avec Apple amène non seulement de gros volumes mais également une aura qui sur le CV d’un fournisseur est très utile pour ouvrir les portes sur d’autres marchés. Nous connaissons d’autres fournisseurs qui sur la base de promesses ont investi massivement et construit des usines flambant neuves pour servir Apple, puis s’entendre dire à quelques semaines du lancement d’un produit qu’une autre solution ou un autre fournisseur avait finalement été retenu. Le cas de GTAT est sans doute extrême.

Apple travaille depuis au moins quatre ans sur le saphir. Ils ont embauché des spécialistes de qualité, effectué des vérifications extrêmement poussées et conduit énormément de tests en interne. Dans leur recherche de partenaires, ils ont discuté avec la plupart des grands fournisseurs de saphir. Mais dans beaucoup de cas, ces derniers ont jugé le pari trop risqué. Le management de GTAT a fait un pari énorme et a perdu.

Avant le special event de l'iPhone 6, plusieurs dirigeants haut placés (dont le CEO) de GT ont vendu de nombreuses actions, sachant qu'Apple n'allait pas proposer de revêtement en saphir synthétique pour ses futurs smartphones. Or, sur la foi de nombreuses rumeurs, l'action de l'entreprise avait fortement augmenté. Y voyez-vous un possible délit d'initié ? Ou est-ce plus compliqué qu'il y parait ?

Il est clair qu’à la veille de l’annonce de l’iPhone 6, le management de GTAT savait mieux que tout le monde que le smartphone n’utiliserait pas de saphir sur son écran. Néanmoins, je pense que la situation est plus compliquée que ça. Alors que l’usine tournait à très faible capacité en août, nos informations indiquaient qu’à partir de la mi-septembre, il y a eu une accélération forte de l’activité et que le taux d’utilisation des équipements a bondi pour approcher les 100%.

Le 15 septembre, GTAT annonçait aux investisseurs et au public qu'il fournirait le 29 septembre des informations sur l’évolution de leurs activités. Ensuite, plus de nouvelles jusqu’au 2 octobre où la compagnie a repoussé cette conférence pour la semaine du 6 octobre. Mais le 6, c’est la décision de mise en faillite qui a été annoncée ! Pour nous, cela indique que la direction espérait jusqu’au dernier moment (entre le 2 et le 6 octobre) obtenir le dernier paiement d’Apple ou au moins pouvoir trouver un arrangement avec eux en dehors des tribunaux. 

Vous êtes de ceux qui, avec Daisuke Wakabayashi du Wall Street Journal et l'analyste Matt Margolis ont pronostiqué un usage du saphir de synthèse pour protéger l'écran des iPhone 6. Dans un sens, vous avez participé à l'emballement des rumeurs, en évoquant par exemple un coût très précis de 16$ par unité. Quelle était la nature de vos informations sur ce sujet ? Apple avait-elle réellement l'intention d'utiliser du saphir pour ses iPhone 6 ? Y a t-il eu une certaine imprudence ou tout simplement un emballement de la part des observateurs ?

Contrairement aux analystes ou aux bloggueurs financiers qui cherchent à identifier ponctuellement les meilleurs titres boursiers et peuvent parfois jouer de rumeurs et fausses informations pour faire bouger les cours de l'action, notre raison d’être est de fournir des analyses globales, factuelles et impartiales des industries que nous couvrons. Pour nous, dès l’annonce du partenariat entre Apple et GTAT, il n’y avait absolument aucun doute que l’objectif de l’usine de Mesa était de produire du saphir pour l’écran de l’iPhone. Notre analyse reste la même à ce jour. Cette conclusion est basée uniquement sur l’analyse des faits tangibles disponibles et sur notre connaissance de l’industrie pour laquelle nous sommes les experts reconnus depuis plus de dix ans.

Beaucoup ont évoqué les besoins en saphir pour d’autres applications telles que les fenêtres de protection du lecteur d’empreintes digitales Touch ID, la lentille de l’appareil photo ainsi que la future smartwatch d’Apple. Mais quiconque est familier avec l’industrie du saphir savait que seule une utilisation sur l’iPhone pouvait justifier un investissement de près d’un milliard de dollars et était compatible avec la capacité mise en place dans cette usine. Sans oublier les prévisions de revenus annoncées par GTAT pour 2014 et 2015 juste après l’accord.

Avant l’annonce de ce partenariat entre GTAT et Apple, l’industrie du saphir était déjà en très forte surcapacité. Malgré l’adoption du Touch ID sur les nouveaux iPad annoncés la semaine dernière (et que nous avions anticipé dès 2013), les besoins en saphir pour les boutons de protection sont très faibles comparé à la capacité mondiale disponible. La chaîne d'approvisionnement d’Apple était déjà en place pour ces applications via de multiples fournisseurs aux prix très compétitifs. Le raisonnement tient également pour l’Apple Watch ou la capacité en croissance de cristaux de saphir déjà en place dans l’industrie était largement suffisante pour couvrir les besoins d’Apple, et ne pouvait en aucun cas justifier l’investissement et la prise de risque de l’usine de Mesa.

Nous estimons que la capacité mise en place dans cette usine correspond à plus de dix fois les volumes nécessaires pour la production de l’Apple Watch en 2015. En résumé, il était clair qu’Apple avait besoin d’une énorme quantité de saphir pour une nouvelle utilisation [en dehors de Touch ID et de l'appareil photo, NDLR], à tel point que le constructeur a dû développer sa propre chaîne d'approvisionnement, et qu’aucun autre usage existant ne pouvait justifier cet investissement.

Une « boule » de 115 kg de saphir de synthèse.

En ce qui concerne les coûts de fabrication des écrans, nous avons au fil des ans développé des modèles de coûts du saphir très précis avec notre société sœur System Plus Consulting. Couplé avec notre connaissance des procédés, nous avons réalisé début 2013 une première estimation, autour de 16$ par écran, soit un prix à payer par Apple autour de $22 pour le plus petit modèle. Nous estimions alors que ce coût pouvait être atteint après l'optimisation des rendements des fournisseurs (entre autre GTAT), soit de six à douze mois après la montée en capacité initiale.

Apple pourra t-elle se tourner vers d'autres fournisseurs que GT pour équiper l'Apple Watch et la Watch Edition en saphir ? Ou pensez-vous que les choses pourront rentrer dans l'ordre et que GT a la possibilité de livrer suffisamment de saphir pour les futures montres ?

La chaîne d'approvisionnement pour l’Apple Watch est déjà en place depuis le deuxième trimestre 2014 et n’implique pas GTAT. L’industrie du saphir est toujours en surcapacité et je connais beaucoup de fournisseurs qui ont la qualité et une capacité suffisante, et qui seraient ravis de fournir du matériau à Apple. Si les délais récemment annoncés sur la production de cette montre sont effectivement liés au saphir comme semblent l’indiquer certaines rumeurs, il s’agit d’un problème de finition (polissage) entre les mains des deux contracteurs chinois en charge de cette étape, et non des fournisseurs de matériaux. Le saphir est un matériau très difficile à travailler et les spécifications d’Apple sur la qualité du polissage et les formes des tombées des bords de l’écran de l’Apple Watch sont très délicates à fabriquer.

A mon avis, il n’a jamais été question que GTAT s’implique dans la fabrication de l’Apple Watch, je ne pense donc pas que la situation actuelle ait un impact sur le lancement de ce produit.

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