Voilà donc ce fameux livre Designed by Apple in California, annoncé cette semaine sans que l’on s’y attende. Il se disait que Jonathan Ive travaillait sur un ouvrage, en voici le résultat, dédié à Steve Jobs. Une sélection imagée de quelque 93 ordinateurs, iPhone, iPod, iPad ou accessoires, et quelques outils qui ont servi à les fabriquer. Les représentants les plus significatifs, selon Ive et son équipe, de leur travail commun pendant ces 20 dernières années.
Il y a de gros et grands produits, comme les iMac, les iPad, les Power Mac, et de tout petits tels les chaussettes pour iPod ou le bloc secteur avec ses oreilles rétractables pour enrouler le câble (disparues avec les derniers MacBook Pro). Le livre s’ouvre sur le premier iMac et se ferme sur l’Apple Pencil. Le premier MacBook Retina y est mais pas les iPhone 7 ni les MacBook Pro 2016.
L’objet d’abord. Nous avons acheté le plus grand des deux formats. Une “bible” de 6,3 Kg, soigneusement emballée et luxueuse dans sa présentation. Apple s’est tournée vers des entreprises allemandes et anglaise pour le papier et la couverture tandis que l’impression a été réalisée en Chine.
La tranche est argentée, le papier épais et les photos superbes, les noirs sont noirs, les couleurs claquent, certaines images donnent une légère impression de relief. Toutes les photographies, à l’exception d’un cliché fourni par la NASA, sont d’Andrew Zuckerman. Ses précédents travaux utilisaient déjà ce principe d’un sujet (personnes, animaux, fleurs) placé sur fond blanc, sans mise en scène, décor ou ornements. C’est une présentation sobre au possible, quasiment clinique du travail de Ive et son équipe.
Une équipe dont le noyau principal est formé de 23 personnes avec parmi elles trois français (sans compter d’autres parmi les “petites mains”) — Anthony Ashcroft, Clément Tissandier et Jérémy Bataillou. Les plus anciens travaillent ensemble depuis très longtemps, on retrouve plusieurs des noms listés dans ce livre dans un autre paru en 1997, Apple Design : The Work of the Apple Industrial Design Group.
Le contenu ensuite. Ive le dit dans la préface, c’est un livre de photos et pas « un livre de mots […] Bien qu’il s’agisse d’un livre de design, ce n’est en aucun cas un livre sur l’équipe de design ni sur le processus créatif ou le développement de nos produits […] d’ailleurs nous préférons toujours être définis par nos créations plutôt que par nos discours » Outre cette préface, les pages sont quasiment vierges de tout texte, chacune ne comporte en effet que le nom du produit et sa date de sortie (lire aussi Le livre "Designed by Apple in California" est bugué, alors comment s'en sortir ?).
Un fascicule séparé de 7 pages vient heureusement remplir un peu ce vide et donner à manger à l’aficionado (la préface y est traduite en français). Pour chaque photo, un petit texte de l’ordre de la grosse légende apporte des précisions sur le procédé de fabrication mis en œuvre, l’effet recherché, les matériaux choisis, les avantages obtenus.
Les férus de design et de procédés de fabrication y trouveront certainement de précieuses données. L’utilisateur lambda aussi car un glossaire vient en appui pour expliciter les termes les plus compliqués (“Configuration de Halbach”, “Contre-dépouille”, “Anodisation”, “Usinage à l’état vert”, etc), mais cela reste très orienté technique, les étudiants dans certaines spécialités devraient apprécier, et relativement succinct.
Dans une interview, Ive expliquait qu’Apple n’était pas très forte pour organiser les archives de ses propres produits, par conséquent elle avait dû racheter certains d’entre eux pour cet ouvrage. Ils sont ici formidablement mis en valeur.
On a beau avoir vu et revu (et même possédé) nombre d’entre eux, on se surprend à les admirer à nouveau. On peut regretter qu’il n’y ait pas de version électronique de ce livre, à feuilleter sur un grand iPad Pro, mais aucun écran ne rendrait justice à ce travail de photographie et de confection.
Il n’y a pas que des produits finis, plusieurs photos montrent des pièces à mi parcours de leur réalisation (il y a aussi une poignée d’outils). Ci-dessous, c’est le cadre d’un moniteur de 17". La pièce d’aluminium est extrudée au plus près des dimensions finales puis usinée en surface pour donner les formes définitives.
Autre exemple particulièrement intéressant, qui témoigne de l’ingéniosité déployée pendant le cycle de fabrication du produit. Ive en avait parlé il y a quelques années dans un reportage et il se voit illustré dans le livre. À gauche, on a la pièce d’aluminium qui sera extrudée et ajourée pour obtenir le cadre contenant l’écran et tous les composants d’un iMac. À droite, la plaque qui reste après la découpe n’est pas envoyée au recyclage, elle est usinée elle aussi pour donner naissance à deux châssis de claviers étendus…
Là, c’est une billette d’aluminium (une barre de métal) qui va subir toute une série d’opérations pour donner naissance au boitier complet d’un Mac mini.
Il y a quelques produits montrés après qu’ils ont reçu la patine du temps, une Smart Cover en cuir d’iPad et l’iPhone appartenant à Evans Hankey, la responsable de l’organisation du studio design. Elle a pour habitude de ne pas spécialement prendre soin de ses matériels.
Beaucoup se sont offusqués du prix de ces deux ouvrages. C’est oublier que, oui, en effet, des livres peuvent coûter le prix de deux smartphones Android.
Il n’y a rien d’extraordinaire à trouver des beaux livres ou livres d’art vendus une centaine d’euros. Un fan absolu de Bob Dylan par exemple, sera invité à débourser 500 € pour un livre de photos (tirage limité à un gros millier d’exemplaires). Les passionnés du mobilier dessiné par Charles et Ray Eames devront s’acquitter de 260 €. Mais dans cet exemple, on reçoit en retour deux gros ouvrages totalisant 800 pages et débordant de textes denses et de photographies.
C’est l’unique reproche que l’on fera à ce livre d’Apple. Le feuilleter, lire les quelques explications ajoutées en appoint donne envie d’en apprendre plus, beaucoup plus. D’avoir davantage de détails, plus d’anecdotes, plus d’explications sur les chemins tortueux et complexes qui conduisent à la création et la mise au point d’un produit. De voir des croquis, des prototypes. Le procès avec Samsung avait été l’occasion de lever un peu le voile sur le processus créatif ayant conduit au design du premier iPhone, avec la sortie de photos inédites.
C’est précisément ce qu’a voulu éviter Ive : ne pas mettre de texte et laisser les produits parler d’eux-même. Mais seul le petit cercle de designers d’Apple a cette connaissance intime de leurs produits et de leur genèse. C’est le genre d’ouvrage qui n’aura certainement pas de suite.
On n’ira pas jusqu’à qualifier cela d’acte manqué, c'est un très beau cadeau à faire ou à se faire, à posséder dans une école de design industriel. Mais on sait que beaucoup d’histoires auraient pu être encore racontées. Les fans d’Apple se régaleront de ce contenu mais ils ne seront probablement pas rassasiés. Le pourrait-on d’ailleurs, alors que beaucoup de ces produits sont devenus de véritables icônes.