Pour le dixième anniversaire du lancement du kit de développement d’applications pour iPhone, Bruno Le Maire a réservé une surprise au goût amer pour Apple : une assignation en justice pour pratiques commerciales abusives vis-à-vis des développeurs tiers.
Si le ministre de l’Économie s’est montré approximatif au micro de RTL, parlant de « vente » d’applications à Apple et Google (visé par la même plainte), ainsi que de « récupération de données » (lesquelles ?) par ces deux sociétés, l’accusation fait suite à une enquête de la répression des fraudes.
La DGCCRF estime qu’il y a un « déséquilibre significatif » entre Apple/Google d’un côté, et les développeurs tiers de l’autre. En cause, notamment, la fixation unilatérale de la grille des prix de l’App Store et de Google Play, la possibilité pour les deux entreprises de modifier ou suspendre unilatéralement les contrats, et la libre utilisation par Apple/Google des informations communiquées par les développeurs sans aucune réciprocité.
La charge de Bruno Le Maire est tardive et sûrement « opportuniste politiquement », mais elle est « fondée », considèrent des développeurs que nous avons interrogés et qui préfèrent conserver leur anonymat. Le montant de l’amende potentielle, deux millions d’euros, est jugé « dérisoire », toutefois les créateurs d’applications apprécient que l’on essaye de faire « quelque chose » pour eux.
Car ils partagent l’avis de la DGCCRF sur l’existence d’un déséquilibre significatif entre eux et les gardiens des boutiques d’applications. « Même si c’est vrai qu’Apple a créé ce marché, Apple a également droit de vie ou de mort sur les développeurs », pose le dirigeant d’une entreprise de développement.
Les développeurs ne rejettent pas en bloc les guidelines de l’App Store qui ont valeur de lois, ils disent comprendre que cet ensemble de règles permet de garantir un certain niveau de qualité. « Nous avons nous-même souvent été challengés par les exigences d’Apple en termes de qualité, et le risque de rejet nous a toujours motivés à faire des apps irréprochables », nous indique un autre patron.
Là où ça coince, c’est sur l’interprétation des règles par l’équipe de l’App Store qui est parfois discutable, ainsi que sur le changement unilatéral de ces règles qui peuvent conduire à un refus de validation et une app privée de distribution.
Plus grave, des développeurs accusent même Apple de distorsion de la concurrence : « si un développeur a une bonne idée, Apple peut l’interdire et la réaliser elle-même. Apple peut choisir les développeurs qu’elle renforce et ceux qu’elle affaiblit, pour des raisons qui lui sont propres et sans que personne ne le sache. » Et de citer l’exemple de Ryan Jones qui a compris au moment de la présentation de l’iPhone X pourquoi son application « Animoji » qui affichait des emojis animés avait toujours été refusée : Apple avait prévu de faire ses propres emojis animés sous cette même marque.
Face au ministre, Apple s’est défendue publiquement en faisant valoir les créations d’emplois et les revenus liés à l’App Store :
Nous sommes fiers d’avoir de solides relations avec des dizaines de milliers de développeurs à travers la France, qui ont gagné 1 milliard d’euros sur l’App Store. Beaucoup de ces développeurs talentueux ont fondé leurs entreprises avec une ou deux personnes et ont ensuite vu leurs équipes grandir pour offrir leurs applications aux utilisateurs dans 155 pays. Cela n’a été possible que grâce à l’investissement d’Apple dans iOS, les outils de développement et l’App Store.
Le milliard d’euros mentionné par Apple n’impressionne pas les développeurs interrogés, qui soulignent que le partage n’est pas égal. « Apple évite soigneusement de donner le détail de ces chiffres. Ceux qui s’en sortent le mieux sont généralement des vendeurs d’achats in-app dans des jeux addictifs. Pas vraiment un modèle porteur d’innovation et à encourager », critique un éditeur qui réclame, comme d’autres, qu’Apple active de nouveaux leviers pour favoriser les affaires, tels qu’un système de mises à jour payantes et une commission inférieure à 30 % — Apple a fait un pas dans ce sens, mais uniquement avec les abonnements.
Interrogé par BFM Business, Simon Dawlat, bien placé pour parler du pouvoir d’Apple puisque son application AppGratis avait été évincée de l’App Store en 2013 avec fracas (son entreprise comptait alors 80 salariés et visait 40 millions de chiffre d’affaires), prend du recul sur l’aspect économique :
L’accès aux téléphones pour les éditeurs et développeurs d’applications, si on regarde sur, non pas six mois, mais 20 ans, était tenu par les opérateurs avant, qui pratiquaient des commissions beaucoup plus élevées sans nécessairement donner à des éditeurs locaux la capacité de diffusion internationale que des environnements comme l’App Store ou Google Play permettent de faire aujourd’hui.
Quant à la facette opérationnelle, le fondateur d’AppGratis qui dirige maintenant un service de notifications push destiné aux éditeurs replace aussi les choses dans leur contexte et appelle à du changement :
Je pense qu’il y a une dimension opérationnelle qui fait que quand on propose une plateforme permettant à des milliers de développeurs de distribuer leurs applications à des milliards de personnes dans le monde, il y a malheureusement, c’est vrai, un besoin d’uniformisation au début des règles qui peut se retourner contre des gens comme nous, il y a cinq ans. [Ces règles] doivent effectivement évoluer et être négociées de plus en plus pays par pays ou continent par continent.
« J’aimerais qu’un dialogue puisse prendre place et que les intérêts des développeurs soient débattus et entendus, nous confirme l’un d’entre eux. Le déséquilibre est trop grand, les petites sociétés devraient être représentées collectivement face aux géants. »
Que pense justement le Syntec Numérique, premier syndicat français des éditeurs de logiciels, des pratiques d’Apple/Google et de l’assignation en justice de l’État ? « Malheureusement, Syntec Numérique ne souhaite pas se positionner sur le sujet », nous a répondu l’organisation. Pourquoi ? Parce que « Syntec Numérique défend ses adhérents dans leur globalité et leur diversité ; il ne peut pas se prononcer sur des situations individuelles, ni sur le bien fondé ou non de litige actuellement en cours. »
Le syndicat Tech In France a, lui, réagi dans les colonnes du journal Le Monde : « Il ne faut pas non plus oublier que les conditions d’utilisation des plates-formes sont faites pour réguler le marché des applications dans l’intérêt du consommateur. S’il y a des pratiques commerciales abusives, c’est un problème de droit de la concurrence que les autorités compétentes sont habilitées à trancher. » Précision importante : Tech In France défend les intérêts des PME comme des grands groupes, et Apple fait partie de ses membres.
La bonne solution serait un syndicat européen, pense un des développeurs qui s’est confié à nous. Une « Internationale des développeurs » n’étant pas en vue, les créateurs d’applications doivent toujours compter sur le pouvoir politique. Un pouvoir qui a fait ses preuves récemment : c’est après une lettre d’un élu américain qu’Apple a revu une règle litigieuse qui interdisait les apps générées à partir de modèles et par incidence barrait l’App Store à des associations et très petites entreprises.
Amazon a été traîné en justice en décembre par le ministère de l’Économie pour une affaire similaire. Après enquête, la DGCCRF a conclu que le géant du commerce avait des pratiques abusives vis-à-vis des vendeurs tiers présents sur sa plateforme. L’amende potentielle est aussi dérisoire, 10 millions d’euros, mais Simon Dawlat fait valoir « la dimension symbolique » de ce type de poursuites. L’issue de l’affrontement engagé par les pouvoirs publics, qui ont ouvert un deuxième front avec une taxe européenne sur le chiffre d’affaires des GAFA, est pour le moins incertaine.