Sortir un film est un travail de longue haleine. Il faut une idée, puis un scénario, il faut le financer, trouver un producteur, un réalisateur, les acteurs et tous les techniciens qui travailleront sur le tournage, avant d’avoir besoin d’un monteur, souvent d’effets spéciaux en post-production ; et puis il faut encore une campagne marketing avant la sortie du film. Normalement, tout ce travail en amont de sortie en salles n’est pas connu : les spectateurs découvrent le long-métrage terminé dans les cinémas en n’ayant qu’un synopsis et une bande-annonce à leur disposition.
Pour une fois, on sait tout sur le développement de quelques films, dont le prochain biopic sur Steve Jobs. Le système informatique de Sony Pictures a été piraté et des centaines de documents sont désormais disponibles sur la toile. En particulier, on a les échanges par mail entre les différents responsables de l’entreprise. Ces échanges devaient rester privés, mais ce piratage les a révélés au grand jour et on en sait ainsi un petit peu plus sur la création d’un long-métrage.
Ces documents sont passionnants pour tous les cinéphiles qui s’intéressent à la création des longs-métrages. Ils nous permettent aussi d’en savoir plus sur le deuxième biopic de Steve Jobs. Après le Jobs de Joshua Michael Stern qui était très conventionnel et qui peinait à convaincre, ce nouveau projet était beaucoup plus ambitieux et intriguant. Pourtant, c’est encore peu dire de dire qu’il a du mal à voir le jour : les difficultés et les changements se sont accumulés.
Ce nouveau film n’est pas un biopic traditionnel
On a appris l’existence du film il y a plus de trois ans, et à l’époque on n’avait que deux informations : il sera produit par Sony qui avait acheté les droits sur la biographie de Walter Isaacson et il sera écrit par Aaron Sorkin. Ce dernier s’était fait remarquer en 2010 pour The Social Network, excellente plongée dans l’histoire de Facebook et de son créateur, Mark Zuckerberg et pour lequel il avait reçu un Oscar. Le scénariste était le premier élément connu et c’est le seul qui n’a pas bougé sur le projet.
Grâce à la fuite des communications de Sony Pictures, on en apprend un petit peu plus sur le film. Dès le départ, Aaron Sorkin avait raconté qu’il ne s’agirait pas d’un biopic traditionnel : au lieu de raconter la vie de Steve Jobs chronologiquement à partir de sa naissance ou de la naissance d’Apple, son scénario devait se contenter de trois fois trente minutes dans les coulisses des keynotes. Cette idée était présente dès le départ et même si les dirigeants de Sony étaient un peu sceptiques, elle était apparemment assez bien acceptée.
Ainsi, Michael Pavlic, responsable du marketing chez Sony Pictures, a envoyé un courrier à Amy Pascal, co-présidente de l’entreprise, où il déclare que le film est « brillant » et même « parfait ». Tout en reconnaissant les risques côté marketing, il trouve aussi que le scénario d’Aaron Sorkin est excellent. Au passage, on apprend quelques éléments sur le contenu et surtout la forme du film. Mais avant d’en parler, un avertissement pour ceux qui n’aiment pas les spoilers : ne lisez pas ce qui suit et passez plutôt à la page suivante où il sera question d’acteurs et de lutte de pouvoirs chez Sony.
Aaron Sorkin voulait un film resserré sur trois scènes seulement, sans ellipse, pour montrer les préparatifs d’un keynote. On ne sait pas exactement si l’idée a été maintenue telle quelle, mais on sait que le long-métrage devrait être « claustrophobe ». Michael Pavlic indique ainsi que le scénario est long et bavard et qu’il n’y a quasiment aucune scène prévue en extérieur et de jour. Pendant toute la durée du film, on est étouffé par le récit et ce n’est qu’à la toute fin que l’on peut enfin respirer. Sans avoir vu le film naturellement — faut-il rappeler que le tournage n’a pas commencé et que le casting n’est même pas encore totalement établi ? —, il explique avoir été soufflé par cette structure, apparemment très impressionnante.
D’après cette description, le prochain film sur Steve Jobs promet d’être plutôt sombre. Ce qui n’est pas si étonnant quand on pense à The Social Network qui est un film également très bavard et avec un œil assez critique sur ses personnages. Pour ce nouveau scénario, Aaron Sorkin a signé une « réflexion sur Jobs lui-même » pour reprendre les termes de Michael Pavlic. L’histoire promet d’être implacable, ce qui renforce a priori le sentiment d’être enfermé avec le personnage.
Même si ce scénario original pouvait effrayer le marketing de Sony Pictures, il avait un avantage en contrepartie. Dans un mail envoyé par Aaron Sorkin en mars 2014, le scénariste défend son projet en indiquant que quatre lieux suffiraient pour tourner le film : deux auditoriums, un restaurant et un garage. Le garage est évidemment celui des parents adoptifs de Steve Jobs, là où tout aurait commencé selon la légende (une légende que Steve Wozniak a remise en cause récemment).
Les auditoriums correspondent sans doute à ceux de deux keynotes importants : on ne sait pas encore lesquels exactement, mais le scénariste évoque le Symphony Hall de San Francisco dans un autre échange. C’est dans cette salle que Steve Jobs a présenté NeXT en 1988, si bien qu’il pourrait s’agir de l’une des conférences choisies pour le film. Quant à l’autre auditorium, peut-être qu’il s’agit du Town Hall de Cupertino où Steve Jobs a présenté le premier iPod en 2001, mais on ne le sait pas.
Et le restaurant alors ? Si on devait parier, on mettrait une pièce sur le Good Earth, adresse de Cupertino aujourd'hui disparue, mais qui était située juste à côté des premiers locaux d’Apple, comme l’expliquait Andy Hertzfeld en 1990. C’est ici aussi que le Lisa, puis le Macintosh ont été conçus, au moins en partie, au début des années 1980. Peut-être que le scénariste a placé une des scènes dans le restaurant, juste avant le keynote de 1984 et la présentation du Macintosh ?
Quoi qu’il en soit, ce scénario est incontestablement ambitieux et il a été reçu avec beaucoup d’enthousiasme par Walter Isaacson, l’auteur de la biographie qui a servi de base à Aaron Sorkin. Parmi les documents qui ont fuité, un mail du biographe adressé à Scott Rudin, le producteur du projet où il explique avoir eu les larmes aux yeux en le lisant. Au passage, il confirme que Lisa Brennan-Jobs, la fille de Steve Jobs, sera présente dans le film, ce qu’Aaron Sorkin avait déjà indiqué.
Avec une approbation aussi franche du biographe de Steve Jobs qui sert de base au film, le projet était lancé sur de bonnes bases. Pourtant, le film patine, le casting ne cesse de changer et Sony Pictures a fini par l’abandonner au profit d’Universal. Comment expliquer une telle débâcle ? Là encore, l’éclairage apporté par les documents publiés est très intéressant…
Un casting difficile à constituer
Si le scénariste est associé au projet depuis le départ, il n’en est pas de même pour le reste de l’équipe. Pour réaliser le film, Aaron Sorkin devait initialement à nouveau retrouver David Fincher : les deux hommes avaient tous les deux travaillé sur The Social Network, avec le résultat que l’on sait. Le cinéaste qui avait été nominé pour un Oscar pour le film sur Facebook était d’ailleurs, lui aussi, enthousiaste.
Dans un mail envoyé à Amy Pascal (co-présidente de Sony Pictures), Scott Rudin (producteur associé au film) et Michael De Luca (autre producteur), David Fincher écrit ainsi qu’il trouve le scénario génial (« great »). Il juge, lui aussi, que c’est une sorte de pièce de théâtre, mais une pièce cinématographique et on sent bien, dans son mail, qu’il a envie de tourner le film. D’ailleurs, le réalisateur indique déjà comment il envisage le tournage : il sera rapide (quatre ou cinq semaines), les lieux de tournage seront faciles à trouver et probablement tous à San Francisco et le plus long, selon lui, sera le montage.
Malgré cet enthousiasme, David Fincher se retire finalement. Pourquoi ? Il y a tout d’abord un enjeu financier, comme on l’apprend dans un mail envoyé par Scott Rudin en mars dernier : le cinéaste demande 45 millions de dollars pour le film et Sony Pictures refuse de lui offrir un tel budget. Aaron Sorkin a bien essayé de négocier pour garder le réalisateur — il propose même de réduire son propre salaire —, mais rien n’y fait.
Il faut dire que David Fincher a sa part de responsabilité. D’une part, il s’est entêté sur la somme qu’il voulait, refusant les 40 millions de dollars proposés par Sony. D’autre part, il a décidé de ne pas réaliser le film sans prévenir les responsables de Sony comme en témoigne cet échange de mail assez surréaliste entre Amy Pascal et le réalisateur. Ce dernier ment en assurant que les rumeurs à son sujet sont fausses et qu’il réalise toujours le film, alors qu’il avait bien choisi d’abandonner. Il officialise finalement sa décision en demandant à Aaron Sorkin de transmettre le message…
C’est finalement Danny Boyle qui est choisi et la question du réalisateur close, il reste encore celle des acteurs. Là aussi, le projet a balancé d’un choix à l’autre et ce, jusqu’à la toute fin. Michael Pavlic, responsable marketing chez Sony Pictures, insiste dans un mail sur la nécessité d’avoir une star à la tête du film, pour incarner Steve Jobs. Comme on l’expliquait précédemment, le scénario ambitieux, mais complexe, est un risque et il rappelle dans ce courier la nécessité d’avoir une star pour assurer le succès.
Les rumeurs ont beaucoup parlé de Christian Bale, mais les mails qui circulent depuis le piratage de Sony Pictures prouvent que ce n’est pas lui qui était le favori. Au départ, c’est Aaron Sorkin qui avait un préféré et c’est quelqu’un qui avait totalement échappé aux rumeurs : le scénariste pensait en effet à Tom Cruise. Scott Rudin, le producteur, et Danny Boyle, le réalisateur, n’étaient pas aussi convaincus en raison de l’âge de l’acteur. Mais Aaron Sorkin avait des arguments en sa faveur : il met en avant ses facilités à l’oral et sa faculté à occuper une scène (rappelons que le film montre des préparations de keynote).
Danny Boyle était toutefois opposé à ce choix et il tenait à un autre candidat. Non pas Leonardo DiCaprio qui a été approché, mais qui n’a apparemment jamais voulu du rôle, mais plutôt Michael Fassbender, finalement retenu pour incarner Steve Jobs. Quand le scénariste apprend le choix, sa première réaction est plutôt étonnante : « Je ne sais pas qui est Michael Fassbender et tout le monde n’en aura rien à faire. C’est complètement fou. » Il se range finalement à ce choix en écrivant dans un autre mail « C’est un grand acteur et son heure est venue ».
Les dirigeants de Sony Pictures se sont eux aussi rangés à cet avis et les mails échangés à ce sujet révèlent que c’est (le par ailleurs très bon) Shame qui les a convaincus. Et manifestement, le nu frontal de Michael Fassbender dans ce film a laissé un souvenir impérissable à Michael DeLuca, l’un des producteurs engagés sur le projet… Sur un ton plus sérieux, ils conviennent que l’acteur n’est pas une vraie star, mais que dans ce film, la star est d’abord le scénario et la réalisation.
Le choix était fait, mais les documents publiés montrent que beaucoup d’autres noms ont circulé, de Tobey McGuire à Matthew McConaughey. Leonardo DiCaprio ne l’a peut-être jamais souhaité, mais son agent l’a presque supplié d’accepter le rôle. Dans ce mail, il compare le film à Citizen Kane, rien de moins et il le flatte en expliquant que seul lui pourrait incarner quelqu’un d’aussi important que Steve Jobs (qui a changé le monde autant qu’Edison, explique-t-il). Autre argument, le film ne sera pas tourné « au milieu de la jungle », mais à San Francisco : apparemment, c’est un critère important… mais qui n’a pas suffi à le convaincre.
Le projet échappe finalement à Sony
Comme on le sait, Sony Pictures a laissé tomber le projet au profit d’Universal. Grâce aux mails qui circulent sur internet, on sait un petit peu mieux pourquoi. Le casting est en partie responsable : en perdant David Fincher, mais surtout face au refus de Leonardo DiCaprio, le studio a jugé que la perte était trop importante. Parmi les documents qui ont fuit, un tableur établit que le film sans la star rapporterait 25 % d’argent en moins.
En estimant cette perte, on imagine que Sony Pictures craignait pour la rentabilité du projet, mais le vrai motif de l’échec est plutôt à chercher dans des conflits internes. En particulier, entre Amy Pascal, co-présidente du studio, et Scott Rudin, producteur du film : leurs échanges virulents, et parfois même violents, trahissent une inimitié très marquée. Au cours du mois de février 2014, ils se disputent autour de David Fincher : comme on l’a vu, le cinéaste est partant pour réaliser le film sur Steve Jobs, mais Angelina Jolie voudrait qu’il s’occupe de son propre film, sur Cléopâtre cette fois.
David Fincher ne réalisera finalement ni l’un, ni l’autre, mais la colère d’Angelina Jolie a laissé des traces sur Sony Pictures et sur le biopic. Au cours des échange, l’actrice est qualifiée d’« enfant gâtée sans talent » et le ton est monté entre Amy Pascal et Scott Rudin. Quand, fin novembre, ce dernier présente le projet à Universal et abandonne Sony, la rancœur est toujours tenace. La co-présidente de Sony Pictures a bien essayé de garder le projet, mais manifestement, c’était peine perdue.
Au total, plus de trois ans après l’annonce officielle du projet, le deuxième film sur Steve Jobs semble mal en point. Aaron Sorkin est un excellent scénariste et son idée est ambitieuse et potentiellement brillante : en évitant les travers des biopics traditionnels, il a peut-être écrit un grand scénario. Mais un scénario, aussi bon soit-il, ne fait pas nécessairement un bon film. Et jusque-là, on ne peut pas dire que le projet a avancé sur de bonnes bases.
Est-ce que le passage chez Universal permettra désormais une avancée apaisée ? On peut le souhaiter, mais le studio souhaite progresser très rapidement pour sortir le film dans les salles d’ici la fin de l’année. Le film définitif portera-t-il encore les traces de ses débuts difficiles ? Impossible de le savoir pour le moment… mais on a malgré tout hâte de le découvrir au cinéma !