Deux mois après avoir annoncé son départ à la retraite, le journaliste Walt Mossberg organise sa dernière Code Conference, le grand raout annuel des techies de la cote ouest. Lui qui s’est assis des centaines de fois dans le fauteuil de l’intervieweur a cette fois pris la place de l’interviewé face à Dick Costolo, ancien CEO de Twitter qui s’intéresse désormais à la santé connectée. L’occasion pour ce vétéran de la presse tech d’évoquer ses liens avec Bill Gates et Steve Jobs.
Alors que la plupart des journalistes tech de sa génération venaient de l’industrie, Walt Mossberg a fait ses classes au Wall Street Journal, où il a couvert pendant près de 20 ans l’actualité nationale et internationale. La première édition de sa chronique « Personal Technology », publiée le 17 octobre 1991, s’ouvre sur une phrase restée célèbre : « les ordinateurs personnels sont trop compliqués, et ce n’est pas votre faute. »
En privilégiant les produits et les usages plutôt que les entreprises et l’analyse, il a participé à l’émancipation d’une rubrique « tech », dont les sujets spécifiques sont encore trop souvent noyés dans la rubrique « éco ». Progressiste quand John C. Dvorak était conservateur, intéressé par Cupertino quand Mary Jo Foley lorgnait sur Redmond, discret quand Mark Stephen était exubérant, il a pris une place particulière dans le paysage de la presse tech américaine.
Celle d’un critique qui, par la portée du Wall Street Journal et l’autorité de sa chronique, avait l’allure d’un « faiseur de rois ». Craint par certains, respecté par tous, il a noué des liens avec quelques-unes des figures les plus importantes de l’industrie. Au point qu’il soit parfois obligé de se défendre d’accusations de connivence : « certains se plaindront de la surreprésentation d’Apple », expliquait-il dans sa dernière chronique au Wall Street Journal en forme de « top 12 », mais « Apple a présenté plus de produits inspirants et innovants (…) qu’aucune autre société ».
Mossberg était l’un des rares journalistes pouvant se targuer d’avoir une ligne directe vers Steve Jobs, mais il n’a jamais été dans le secret des dieux. Bill Gates, lui, l’invitait volontiers à passer quelques jours « en immersion » chez Microsoft. Lors de ces visites annuelles, explique-t-il à Dick Costolo, « je rencontrais beaucoup de directeurs produit et quelques ingénieurs […] je voyais de futurs produits. » Chaque rendez-vous était résumé dans un mémo, l’ensemble des mémos étant transmis à Bill Gates, qui rencontrait ensuite Mossberg pour une sorte de débriefing.
Une année, on m’a dit « Bill voudrait vous inviter à dîner, et réaliser l’interview à cette occasion. » Je me rends donc dans son bureau — mais vous savez […], même à l’époque, ils avaient beaucoup de bâtiments. J’étais garé dans un bâtiment, mais le temps que j’aille jusqu’à son bureau, je m’étais éloigné d’un bon kilomètre.
Il devait être 6 ou 7 heures du soir […], et nous nous lançons dans une grande discussion, assez animée. Bill et moi pouvions avoir des querelles : il se levait et faisait de grands gestes des mains, je faisais de grands gestes des mains en retour. C’était plutôt théâtral avec des pointes de véritable colère, mais j’ai beaucoup appris de lui. Je ne sais pas s’il a beaucoup appris de moi, mais nous avions de bonnes discussions.
Bref, il avait oublié de m’inviter à dîner, et j’avais oublié qu’il devait m’inviter à dîner. Le téléphone sonne : c’est Melinda (NdR : Gates, la femme de Bill Gates). Il est 10 heures du soir, nous sommes toujours dans son bureau, il n’y a personne d’autre que nous dans le bâtiment […]. Je ne peux entendre qu’un côté de la conversation — « oh merde, j’ai oublié de l’inviter à dîner. » Il couvre le combiné : « Melinda est au téléphone et dit que je suis un imbécile parce que j’ai oublié de vous inviter à dîner. Vous n’êtes pas fâché ? » Non, dites-lui que j’apprécie la discussion, que tout va bien.
Et donc il répond : « je rentre bientôt ». C’est l’homme le plus riche du monde ! Il raccroche et dit : « je vous raccompagne jusqu’à votre voiture, je dois rentrer. » Et puis : « vous savez, je dois manger un bout avant de rentrer, et je comptais passer prendre quelque chose à emporter chez Taco Bell » (NdR : une chaîne de restauration rapide avec un thème tex-mex à la réputation fluctuante). […] Je lui réponds : « merci, mais je vais juste prendre ma voiture et je demanderais le room service à l’hôtel. »
Donc nous sortons de son bureau et nous marchons vers l’ascenseur, et il dit : « oh, je reviens tout de suite, je dois repasser par mon bureau. […] Je n’ai pas d’argent sur moi. » Sa fortune s’élève à quoi ? 100 milliards de dollars, ou une autre somme immense ? Alors je lui dis : « qu’est-ce qu’il vous faut ? Je peux vous donner 10 dollars. » Il répond : « non non non ». […] Il revient en agitant triomphalement un billet de 10 dollars et me conduit à ma voiture, et j’imagine qu’il est allé chez Taco Bell.
Âgé de 70 ans, Mossberg assure que sa décision est définitive. Mais il serait bien dommage qu’il ne compile pas quelques anecdotes de ce calibre dans un livre.