Avec l'iPad, Steve Jobs a sonné le glas de l'informatique telle que nous l'avons toujours connu et qu'il a contribué à lancer et façonner : l'ère du "post-pc" connaissait son avènement. Pourquoi ces appareils, un temps moqués par certains observateurs comme de "gros iPod touch", représentent-ils un enjeu stratégique majeur pour tous les acteurs de l'industrie ?
Entendons-nous d'abord sur le terme tel qu'initié par Steve Jobs : le "post-pc", ça n'est pas "l'après pc", mais "au-delà du PC" : les bonnes vieilles boîtes beiges ne sont pas vouées à disparaître, mais seront de plus en plus reléguées aux tâches "lourdes", pour ne pas dire ingrates (lire Steve Jobs : le PC est un camion).
Mais pourquoi fait-on pareil cas de ces tablettes et autres smartphones ? Pourquoi diable ces énièmes plateformes seraient-elles plus significatives que bien d'autres machines, des consoles de jeu jusqu'aux e-readers ? Et particulièrement, ceux qui y voient un successeur à l'industrie du PC n'auraient-ils pas tout simplement perdu la tête ? À bien y regarder, le succès de l'iPad n'explique pas à lui seul l'incroyable retournement de situation entre Apple et Microsoft (lire 1996-2011 : l'incroyable inversion des pôles) : si Apple écoule ses tablettes et smartphones par millions, elle ne peut rivaliser avec un Windows installé sur 88 % des ordinateurs à travers le monde, d'autant que le logiciel permet une marge bénéficiaire sans commune mesure avec le matériel, qui induit nécessairement un coût de fabrication pour chaque vente. Cet impact se ressent d'ailleurs dans le ratio entre chiffre d'affaires et bénéfices des deux entreprises, sans commune mesure.
Le PC s'essouffle
De toute évidence, et en dépit des doutes affichés peu après sa présentation, l'iPad dessine un nouveau marché, et donc de nouvelles perspectives de croissance. En tant que tel, c'est une nouvelle particulièrement enthousiasmante pour les fabricants, car le marché de l'informatique donne tous les signes de la saturation : le seul renouvellement du parc installé ne semble plus suffire à générer suffisamment de croissance. Pire encore, pour la première fois de l'histoire de l'informatique, les ventes de PC ont décliné au premier trimestre 2011.
Depuis la fin de la course à la puissance, les acteurs eux-mêmes sont si nombreux et la concurrence si rude, qu'une guerre tarifaire sans merci a fini d'assécher la fertilité de cette industrie. En regard de ces difficultés, le domaine du smartphone et des tablettes ressemble à un véritable Eldorado. La seule comparaison du taux d'équipement pour chaque marché a de quoi donner le tournis : en 2009, 63% des foyers français disposent d'un accès à Internet, et 95% des Français ont un téléphone mobile. Certes, tous ces téléphones sont loin d'être des smartphones, mais il ne fait nul doute pour quiconque que le "feature phone" disparaîtra à terme pour être intégralement remplacé par le smartphone. La différence n'en est pas moins frappante, d'autant plus si l'on prend en considération l'âge respectif de ces deux marchés. Quant à l'avenir, la rapidité avec laquelle les consommateurs adoptent l'iPad est en passe de marquer un nouveau record en matière d'adoption d'un nouveau produit.
Le paradoxe tactile
Mais d'autres chiffres sont plus éloquents encore : dans un article sur Asymco, Horace Dediu souligne qu'en dépit d'une part de marché infime (et un taux d'activation 28 fois moindre que celui d'Android), le Windows Phone Marketplace disposait déjà de 25.000 applications. À titre de comparaison, le magasin de Microsoft représente un peu plus de 10% du stock de l'Android Market, lui-même moitié moins rempli que l'App Store.
Si l'on devait juger la situation à l'aune des acquis du marché informatique tel que nous l'avons toujours connu, ce paradoxe pourrait sembler totalement inexplicable. On ne le sait que trop sur Mac, les développeurs ne font d'ordinaire que peu de cas d'une plateforme minoritaire.
C'est oublier les profonds changements structurels amenés par ces nouvelles plateformes, qui renvoient aux oubliettes 30 ans d'histoire de l'informatique. Jusqu'ici, les coûts de développement pour les logiciels étaient particulièrement élevés, la distribution était particulièrement ardue, voire discriminatoire, il y avait peu de catégories de logiciels, dont le prix de vente était relativement élevé. D'autre part le marché était dépendant du bon vouloir des acheteurs institutionnels, qui faisaient la pluie et le beau temps, et ne laissaient aucune chance aux petits développeurs.
Aujourd'hui, chaque logiciel pour smartphone peut atteindre chaque utilisateur, et inversement. Les magasins virtuels ont levé la chape de plomb de la distribution. Certes, l'App Store et ses émules sont loin d'être une première, d'ailleurs Steam, le magasin en ligne de jeux vidéo pour Windows et Mac OS X, avait déjà entamé cette révolution de la distribution dès 2003, avec d'ailleurs un certain succès. Les consoles de jeux intègrent également un système de distribution en ligne, quoique souvent limité à des titres de moindre envergure. Mais ces canaux de distribution n'étaient pas exclusifs, à l'inverse de l'offre sur les smartphones.
D'autre part, les acheteurs en "gros" se sont jusqu'ici désintéressés des applications mobiles, et n'ont donc pas déséquilibré les forces en présence. En conséquence, chaque développeur a sa chance, et on ne compte plus les "success stories" de petites applications, développées dans une chambre d'étudiant, qui ont fini par rapporter de véritables fortunes à leurs créateurs. Le marché bouillonne de créativité comme on ne l'a jamais vu dans l'informatique classique, avec de nouveaux services ingénieux qui sont mis sur pied quotidiennement. Alors qu'autrefois la création et l'achat de logiciels étaient cantonnés à une élite, désormais elle se démocratise, pour le bénéfice de tous. Trente-quatre ans après la mise sur le marché de l'Apple II, le rêve de Steve Jobs d'une informatique pour tous se réalise vraiment : après la convergence, les "nouvelles" technologies deviennent enfin pervasives. Elles disparaissent et se fondent dans notre environnement, s'invoquent et s'utilisent en un tournemain, avant de disparaître une fois le besoin satisfait.
Le résultat est sans conteste : en trois ans, le marché des applications mobiles a littéralement explosé, dépassant globalement le demi-million là où rien n'existait encore avant. S'il est une leçon que l'on peut tirer de cette formidable vitalité, c'est que les vieilles recettes ne s'appliquent plus à ce nouveau marché. L'antienne qui voudrait qu'Android soit à iOS ce que Windows fut à Mac OS ne pourrait pas être plus déplacée. Le marché de l'informatique tactile sera un marché protéiforme, avec autant de portes d'entrée que de variétés d'utilisations. Les écrans connectés sont déjà pour certains d'entre nous, de plus en plus nombreux, une banalité du quotidien. Il n'y aura pas trop de plusieurs acteurs pour répondre à la diversité des besoins et des modes d'utilisation, lorsque le marché commencera à se segmenter, ce qui n'a pas encore eu lieu.
Il faut toutefois souligner qu'un autre élément est venu contribuer à l'alignement des planètes : le consommateur était fin prêt. Windows a pu asseoir son hégémonie en entretenant le mythe de l'incompatibilité. Longtemps, les utilisateurs sont restés convaincus qu'un fichier créé sur Windows n'avait pas vocation à être lu par un Mac, ce qui fut vrai, en dehors de toute notion de réseau local, jusqu'en 1993 avec le support des disquettes PC. Apple a payé cette incompatibilité bien au-delà, mais c'est avec la convergence et la multiplication des appareils connectés, manifestement capables d'exploiter tout type de fichier, que le public a fait son éducation (participant par là même au renouveau du Mac). De même l'iPhone a permis aux consommateurs de mettre le pied à l'étrier : c'est cette "éducation" qui leur a permis de comprendre l'iPad instantanément. L'inverse se serait peut-être avéré plus délicat. C'est aussi cette maturité du marché, et des utilisateurs, qui a rendu cette véritable petite révolution possible, alors qu'elle aurait autrefois pu être ignorée par manque d'intérêt ou de compréhension.
Le marché du PC était sclérosé et dans l'impasse, l'iPad a mis un terme au statu quo. L'ère du post-pc promet plus de souplesse, d'initiatives, de réactivité, d'adaptation et d'innovation. À plus d'un titre, ce marché est foncièrement stratégique. Il ne faut donc pas s'étonner de voir tous les fabricants se lancer avec appétit à la suite d'Apple dans la tablette.