Le 2 décembre 1991, Apple donnait au monde la première version de QuickTime, qui déclencha une véritable révolution technologique. À l'heure où la vidéo numérique a totalement supplanté l'analogique, il est plus que temps de rendre à César ce qui lui revient de plein droit.
On l'imagine peut-être avec difficulté, mais sans QuickTime, nous n'aurions pas la Télévision Numérique Terrestre ni le Blu-Ray dans chaque foyer, tels que nous les connaissons aujourd'hui.
Le numérique présente nombre d'avantages sur l'analogique, puisqu'il permet la copie à l'identique de tout signal sans la moindre dégradation, et l'ouvre aux capacités des mathématiques, permettant son traitement à l'aide de nombre d'algorithmes, de la Transformée Rapide de Fourier jusqu'aux ondelettes. Un signal analogique, une fois numérisé, peut subir toute une panoplie d'effets, mais il est également possible de n'utiliser qu'une bande passante considérablement réduite grâce à la compression numérique. Ainsi, le passage des chaînes de télévision du hertzien analogique au hertzien numérique a permis de multiplier le nombre de canaux, autrefois limité à six en France. Autre avantage, le numérique a permis d'obtenir des arrêts sur image parfaitement statiques.
Cot-cot-codec
Si le son et les images numériques ont bénéficié depuis longtemps de systèmes de compression-décompression (co-dec), avec QuickTime est arrivé l'avènement de la compression temporelle en plus de la compression spatiale.
Commençons par expliciter le principe de compression spatiale, qui vaut pour les images fixes. Si l'on prend le cas du GIF par exemple, ce format utilise l'algorithme de compression spatiale (c'est à dire dans une surface donnée) de Lempel–Ziv–Welch (LZW), qui résume les pixels identiques successifs au sein d'une même image. Le JPEG quant à lui exploite la manière dont l'œil humain perçoit les images, en mettant l'accent sur les grandes variations de chrominance et de luminance, la compression ayant lieu sur les détails moins perceptibles (nous percevons par exemple la lumière bleue moins bien que la rouge et la verte, notre rétine étant tapissée de moins de photorécepteurs dédiés au bleu, il est donc inutile de stocker la couche bleue à définition égale des deux autres. On perçoit particulièrement cette variation dans les images fortement compressées sur les contours des objets placés sur un fond bleu).
Le format MJPEG, utilisé par les premières caméras numériques, n'est en réalité qu'une succession d'images compressées en JPEG indépendamment les unes des autres. QuickTime ajoutera la compression temporelle à cette compression spatiale : les codecs réduisent les redondances et similitudes graphiques non seulement au sein d'une même image, mais également d'une image à l'autre, une technique particulièrement appropriée pour la vidéo dans un même plan-séquence, puisque le principe même de l'illusion de l'animation, basé sur la persistance rétinienne, repose sur les similitudes et différences d'une image à l'autre. Pour conserver une référence de base de qualité et éviter les dégradations trop importantes sur la durée, des images-clés (c'est à dire indépendantes des images qui les précèdent) sont insérées régulièrement, et forcées aux changements de plans (le GIF animé exploite également la compression temporelle, sans toutefois permettre de synchronisation avec une bande sonore ou une contrainte de lecture en temps réel).
Cette compression a été cruciale en 1991, puisque non seulement les supports de stockage étaient autrement plus limités qu'aujourd'hui, mais d'autre part toute la chaîne de la transmission de données était autrement plus restreinte également. En somme, si la vidéo numérique n'avait pas été compressée, il aurait été non seulement impossible de la stocker, mais également de la lire. La compression numérique permettait de ne transmettre que la "recette" de la vidéo, à charge du processeur de la reconstituer en temps réel.
Mais précisément, dans les années 90 les processeurs étaient foncièrement plus limités qu'aujourd'hui, il fallait donc trouver un difficile équilibre entre le flot de données qu'un processeur pouvait traiter en temps réel, et ses capacités à reconstruire chaque image. L'ancêtre de QuickTime s'appuyait d'ailleurs sur une architecture matérielle dédiée : nommée QuickScan, elle exigeait la présence d'une puce graphique dédiée pour permettre aux premiers Mac d'afficher de la vidéo fluide à la fin des années 80. Créé par l'ingénieur Steve Perlman chez Apple, le projet est resté en dormance jusqu'à ce que le Mac devienne assez puissant pour permettre les mêmes performances intégralement de manière logicielle (Perlman a depuis fondé la société OnLive qui permet de "streamer" les images de jeux vidéo en temps réel par Internet, et qui s'appuie donc lourdement sur les progrès en matière de vidéo numérique, lire Tous les jeux sur Mac).
Les premières versions de QuickTime intégraient donc une quantité de codecs différents, qui étaient chacun spécialisés pour un type d'image ou d'animation donné, afin de proposer en fonction une compression plus efficace. Si QuickTime n'était pas le premier système permettant d'afficher de la vidéo numérique sur ordinateur, la véritable révolution qu'il a introduite c'est de permettre l'affichage de vidéo numérique, de n'importe quel type, sur l'ordinateur de monsieur tout le monde.
La révolution multimédia
Malgré ses promesses et en dépit de la compression numérique, les 1,4 Mo des disquettes haute densité ne permettaient d'afficher qu'une poignée de secondes de vidéo numérique. Le support idéal était donc le CD-ROM, qui permettait non seulement de stocker 650 Mo de données, mais également de les produire en grandes quantités pour une exploitation de masse. Apple a donc embrassé ce nouveau standard, avec le lecteur de CD-ROM externe AppleCD et le PowerCD (ci-dessous), tous deux connectés au Mac en SCSI, le second pouvant se connecter à une télévision pour y afficher le contenu des Photo-CD.
Une autre technologie révolutionnaire d'Apple fut mise à profit pour réaliser les tout premiers CD-ROM multimédia : Hypercard, créé par Bill Atkinson, qui travailla précédemment sur le système d'exploitation du premier Mac et qui créa également MacPaint. Les premiers titres qui l'exploitaient, comme Cosmic Osmo, the ManHole ou Myst lancèrent un nouveau type de logiciel.
Apple croyait beaucoup dans l'avenir de sa technologie, et pour lui donner toutes les chances, elle commissionna la société San Francisco Canyon Co en 1992 pour porter QuickTime 1.5 sur Windows, le premier logiciel d'Apple à jamais voir le jour sur la plateforme de Microsoft. Cette dernière a également pris la mesure de la révolution en marche, pour proposer une technologie concurrente, Video for Windows. Mais celle-ci, également développée par San Francisco Canyon Co, présentera des centaines de lignes de code éhontément reprises du code de QuickTime, ce qui donnera lieu à une procédure judiciaire monumentale entre Apple et Microsoft. C'est d'ailleurs Steve Jobs qui y mettra un terme définitif après son retour chez Apple, en signant l'accord historique avec son ennemi de toujours en 1997.
Le logiciel d'animation pour Mac de MacroMind, VideoWorks, renommé par la suite Director, se voit adjoint un langage de programmation de type script lourdement inspiré du langage d'HyperCard, et permet de créer des applications multimédias interactives exploitant QuickTime, que ce soit sur Mac comme sur Windows. Ce sera l'outil qui lancera toute une industrie d'encyclopédies et de jeux multimédia, jusqu'à ce que l'avènement d'Internet vienne rendre caduc le CD comme support. MacroMind, renommée Macromedia, fusionnera par la suite avec Adobe, qui édite toujours aujourd'hui Director, quoique tombé largement en désuétude. Mais Adobe et Macromedia ont toutes deux eu un autre rôle à jouer sur l'exploitation de la technologie QuickTime, qui ne s'est pas contentée de donner naissance au multimédia.
QuickTime, de la télévision au cinéma
Malgré les limites manifestes des premières vidéos tirant parti de QuickTime, la vidéo numérique a très vite montré son indiscutable supériorité face à l'analogique pour le montage professionnel. De fait, la société AVID permettait dès 1988 de monter de la vidéo à partir d'un Macintosh II, grâce au montage non linéaire en ligne : le monteur réalisait son travail non destructif sur l'ordinateur, qui pilotait des machines pour réaliser le montage final.
Le support de QuickTime, intégrant le standard professionnel TimeCode, permettra de voir directement sur l'ordinateur un aperçu du résultat, avant de le reproduire sur la source en vidéo ou sur pellicule : le montage virtuel était né. À mesure de l'augmentation des capacités matérielles, d'abord à l'aide de cartes accélératrices dédiées hors de prix, la vidéo numérique a remplacé peu à peu l'analogique, pour finir par le faire totalement disparaître. Plus souple, plus direct, et mettant un terme au dérushage, le montage numérique démultipliait les capacités et la productivité des monteurs professionnels.
Adobe a lancé Premiere, son logiciel de montage numérique, dès la sortie de QuickTime en 1991, suivi par une version pour Windows en 1993. Les auteurs des trois premières versions de Premiere, devenus transfuges chez Macromedia, créèrent Final Cut, plus orienté pour les professionnels que son prédécesseur. Mais un partenariat avec la société Truevision, qui fabriquait des cartes d'accélération dédiées pour la vidéo numérique, rendait pour Macromedia l'exploitation de QuickTime impossible pour des raisons contractuelles avec Microsoft. Macromedia a fini par revendre Final Cut à Apple, qui en fit le fer de lance de l'édition vidéo professionnelle (lire Retour sur l'histoire de Final Cut Pro).
Cependant, si la compression temporelle a été un avantage pour la distribution, elle s'est avérée un inconvénient pour le montage, puisque par définition il exige de pouvoir couper un plan sur une image arbitraire, qui ne peut donc dépendre d'une image précédente. Le MJPEG a donc été un format favorisé par les professionnels dans un premier temps. Par la suite, Apple a mis au point un nouveau codec non destructif en collaboration avec Pixar, nommé Pixlet, qui est depuis le format par défaut pour les logiciels de montage d'Apple. Aujourd'hui le numérique se retrouve jusque dans les salles de projection, qui abandonnent peu à peu la pellicule au profit des disques durs.
Montée en puissance
Au fil des versions et des ans, Apple signe divers accords pour inclure les meilleurs codecs du moment dans QuickTime : CinePak, Sorenson, et H.264 se succèdent, améliorant le rapport qualité/compression à mesure que les processeurs deviennent plus véloces.
En 1994, le LC 630 devient le premier Mac d'entrée de gamme capable d'afficher de la vidéo en plein écran (en réalité en doublant la surface d'affichage d'une vidéo 320x240). Apple envoie sur un CD-Rom promotionnel à son réseau de distribution la bande-annonce du long métrage d'animation Aladdin de Disney, l'impact sera tel qu'il participera à la création du portail en ligne d'Apple dédié aux bandes-annonces de films.
L'influence d'Apple dans le monde de la vidéo s'accentuera avec la création du FireWire en partenariat avec Sony, qui permettait à la plupart des caméscopes numériques de se connecter à un Mac.
Mais QuickTime ne se limitera pas à la vidéo et à l'audio. De nouveaux formats de données sont pris en compte avec plus ou moins de succès : les wired sprites qui permettent l'animation interactive d'éléments graphiques, l'intégration d'un expandeur compatible General Midi à l'aide d'une banque de sons obtenue auprès de la société Roland, des pistes de texte synchronisé, un système de chapitrage, des modèles 3D avec l'intégration de QuickDraw 3D depuis abandonné, ou encore l'intégration de panoramas interactifs ou d'objets pivotables à 360° avec QuickTime VR. Si la mayonnaise ne prend pas toujours, QuickTime n'en démontre pas moins sa souplesse et sa capacité d'adaptation à tout type de données, et le framework fera partie des piliers de Mac OS X (suppléé depuis par Core Image, Core Animation, et Core Video).
La bataille du web
Mais l'avènement du web devait donner un véritable coup de fouet à la vidéo numérique, en supprimant la notion de support avec l'arrivée du haut débit. Plusieurs plug-ins pour navigateurs ont prétendu à la domination du marché : QuickTime devait faire face à RealPlayer, Windows Media Player, puis Flash et Silverlight, pour la diffusion de vidéos en ligne.
Flash a rapidement gagné une large base installée pour ses capacités d'animations vectorielles interactives, et le support de la vidéo en streaming ajouté en 2002 puis en téléchargement progressif en 2003 en ont fait le standard de facto pour la vidéo sur le net, donnant naissance en 2005 à YouTube et Dailymotion.
Apple n'est cependant pas en reste, puisqu'en forçant l'installation sur Windows de QuickTime avec iTunes, lui-même indispensable pour utiliser l'iPod, elle se sert également de son succès pour soutenir l'utilisation de QuickTime. D'autre part, la diffusion record de la bande-annonce du film Star Wars Episode I : La Menace Fantôme a assuré à QuickTime une place de choix pour Hollywood sur le site d'Apple (lire Pourquoi les bandes-annonces sont toutes sur Apple.com).
Mais si Apple a un temps tâché de soutenir QuickTime en qualité de plateforme exclusive en tant que telle, depuis une décennie il ne s'agit plus que d'un moteur parmi d'autres qui soutiennent un standard industriel, le MPEG-4, qu'Apple a contribué à élaborer. Et là encore, c'est avec le soutien de l'iPhone et de l'iPad que celui-ci finira par bouter Flash hors du mobile (lire Flash se retire des navigateurs web mobiles).
Le HTML5 reste toutefois l'objet de dissensions entre les partisans du format libre WebM (lire WebM, un nouveau prétendant pour le HTML5), et les industriels qui exploitent d'ores et déjà le couple H.264/AAC.
Grâce au soutien de l'accélération matérielle, fournie par des puces dédiées au seul décodage/encodage du MPEG-4, ce couple bénéficie d'une véritable hégémonie partout ailleurs d'un bout à l'autre de la chaîne de production et de distribution, des set-top box (décodeurs IPTV satellite, câble, ou ADSL, décodeurs TNT, lecteurs Blu-ray), jusqu'aux caméscopes numériques, smartphones, plateformes de distribution vidéo en ligne et VOD, iTunes Store en tête.
Mais Apple reste toujours à la pointe de la vidéo numérique, puisque la dernière révolution en date qu'on lui doit, et qui gagne actuellement en influence notamment grâce à la plateforme iOS, c'est la technologie HTTP Live Streaming, qui cumule le meilleur des deux mondes entre streaming et téléchargement progressif (lire La diffusion de vidéo en ligne arrive à maturité). Mais en dépit de cette large influence sur toutes les industries touchant à la vidéo, Apple n'a jusqu'ici cantonné ses initiatives dans le monde de la télé qu'au seul "hobby" Apple TV, les câblos-opérateurs rendant particulièrement difficile leur désintermédiation. Des rumeurs insistantes, nourries par les propos mêmes de feu Steve Jobs dans la biographie qui lui a été consacrée (lire Le projet de TV Apple iCloud de Steve Jobs), annoncent l'arrivée prochaine d'une nouvelle révolution Apple dans le salon.
Quant à QuickTime, le passage de Mac OS X au 64 bits a été l'occasion d'entamer une complète refonte du vénérable moteur, expurgeant au passage nombre de ses fonctionnalités vieillissantes (lire QuickTime X : tabula rasa).
Standards et industrialisation
Les supports et formats pour la vidéo numérique grand public ont commencé à fleurir quelques années après la mise sur le marché de QuickTime, en reprenant certaines de ses avancées.
On fait parfois l'erreur d'accorder au laserdisc le crédit du premier format vidéo numérique grand public, mais il n'en était rien : si le son était bel et bien stocké de manière numérique, la vidéo elle était toujours analogique. Ça n'est qu'en 1993 avec le format Video-CD que la vidéo numérique s'émancipera des ordinateurs, du moins pour le grand public. Basé sur le disque compact de 12 cm qui permit déjà de faire basculer la musique dans le numérique, le formatage ISO 9660 propre aux CD-Rom, et le standard MPEG-1 pour la vidéo en elle-même, il permettait de stocker un long métrage sur deux disques. Le DVD lui succéda, puis le Blu-Ray après une guerre des standards avec le HD-DVD, et ce sera probablement le dernier support physique à paraître avant que la distribution en ligne ne devienne prédominante.
Si l'on devait réduire QuickTime aux quelques fonctions essentielles qui changèrent la donne, on pourrait retenir deux choses : tout d'abord la capacité de lire en simultané plusieurs pistes de données de manière synchronisée. En cas de surcharge pour le processeur, QuickTime affichait moins d'images par seconde pour conserver la synchronisation, et en dernier recours si cela ne suffisait pas, le son était haché. Le MPEG-1, tout comme son successeur le MPEG-2 qui fut ensuite utilisé par le DVD, contournait le problème pourtant résolu par QuickTime en multiplexant la piste audio avec la piste vidéo : ainsi les deux pistes n'en faisant plus qu'une, la synchronisation des médias n'était plus un problème. Il faut se remettre dans le contexte de l'époque, et des limites matérielles, pour comprendre ces enjeux : le taux de transfert (150 Ko/s) et surtout les temps d'accès des premiers lecteurs de CD exigeaient parfois un positionnement réfléchi des données sur le disque pour éviter les interruptions.
L'autre apport essentiel de QuickTime fut un format de fichier basé sur les "métadonnées" : le format .MOV permet d'intégrer des pistes de données de tout type de format. Ainsi, il sera possible d'étendre les fonctionnalités de QuickTime par le biais de plug-ins qui lui permettent non seulement de gérer n'importe quel codec, mais également d'enregistrer ces données d'un nouveau type dans son format de fichier universel (et de fait, cela ne se limitera pas à la vidéo et au son).
Ce format de fichier sera d'ailleurs proposé par Apple au Moving Picture Expert Group, dont elle est l'un des membres, pour former la base du MPEG-4. L'ADN de QuickTime se retrouve donc aujourd'hui dans la plupart des appareils actuels capables de lire de la vidéo numérique.
Crédits images : Retro Things & The Logo Factory.
On l'imagine peut-être avec difficulté, mais sans QuickTime, nous n'aurions pas la Télévision Numérique Terrestre ni le Blu-Ray dans chaque foyer, tels que nous les connaissons aujourd'hui.
Le numérique présente nombre d'avantages sur l'analogique, puisqu'il permet la copie à l'identique de tout signal sans la moindre dégradation, et l'ouvre aux capacités des mathématiques, permettant son traitement à l'aide de nombre d'algorithmes, de la Transformée Rapide de Fourier jusqu'aux ondelettes. Un signal analogique, une fois numérisé, peut subir toute une panoplie d'effets, mais il est également possible de n'utiliser qu'une bande passante considérablement réduite grâce à la compression numérique. Ainsi, le passage des chaînes de télévision du hertzien analogique au hertzien numérique a permis de multiplier le nombre de canaux, autrefois limité à six en France. Autre avantage, le numérique a permis d'obtenir des arrêts sur image parfaitement statiques.
Cot-cot-codec
Si le son et les images numériques ont bénéficié depuis longtemps de systèmes de compression-décompression (co-dec), avec QuickTime est arrivé l'avènement de la compression temporelle en plus de la compression spatiale.
Commençons par expliciter le principe de compression spatiale, qui vaut pour les images fixes. Si l'on prend le cas du GIF par exemple, ce format utilise l'algorithme de compression spatiale (c'est à dire dans une surface donnée) de Lempel–Ziv–Welch (LZW), qui résume les pixels identiques successifs au sein d'une même image. Le JPEG quant à lui exploite la manière dont l'œil humain perçoit les images, en mettant l'accent sur les grandes variations de chrominance et de luminance, la compression ayant lieu sur les détails moins perceptibles (nous percevons par exemple la lumière bleue moins bien que la rouge et la verte, notre rétine étant tapissée de moins de photorécepteurs dédiés au bleu, il est donc inutile de stocker la couche bleue à définition égale des deux autres. On perçoit particulièrement cette variation dans les images fortement compressées sur les contours des objets placés sur un fond bleu).
Le format MJPEG, utilisé par les premières caméras numériques, n'est en réalité qu'une succession d'images compressées en JPEG indépendamment les unes des autres. QuickTime ajoutera la compression temporelle à cette compression spatiale : les codecs réduisent les redondances et similitudes graphiques non seulement au sein d'une même image, mais également d'une image à l'autre, une technique particulièrement appropriée pour la vidéo dans un même plan-séquence, puisque le principe même de l'illusion de l'animation, basé sur la persistance rétinienne, repose sur les similitudes et différences d'une image à l'autre. Pour conserver une référence de base de qualité et éviter les dégradations trop importantes sur la durée, des images-clés (c'est à dire indépendantes des images qui les précèdent) sont insérées régulièrement, et forcées aux changements de plans (le GIF animé exploite également la compression temporelle, sans toutefois permettre de synchronisation avec une bande sonore ou une contrainte de lecture en temps réel).
Cette compression a été cruciale en 1991, puisque non seulement les supports de stockage étaient autrement plus limités qu'aujourd'hui, mais d'autre part toute la chaîne de la transmission de données était autrement plus restreinte également. En somme, si la vidéo numérique n'avait pas été compressée, il aurait été non seulement impossible de la stocker, mais également de la lire. La compression numérique permettait de ne transmettre que la "recette" de la vidéo, à charge du processeur de la reconstituer en temps réel.
Mais précisément, dans les années 90 les processeurs étaient foncièrement plus limités qu'aujourd'hui, il fallait donc trouver un difficile équilibre entre le flot de données qu'un processeur pouvait traiter en temps réel, et ses capacités à reconstruire chaque image. L'ancêtre de QuickTime s'appuyait d'ailleurs sur une architecture matérielle dédiée : nommée QuickScan, elle exigeait la présence d'une puce graphique dédiée pour permettre aux premiers Mac d'afficher de la vidéo fluide à la fin des années 80. Créé par l'ingénieur Steve Perlman chez Apple, le projet est resté en dormance jusqu'à ce que le Mac devienne assez puissant pour permettre les mêmes performances intégralement de manière logicielle (Perlman a depuis fondé la société OnLive qui permet de "streamer" les images de jeux vidéo en temps réel par Internet, et qui s'appuie donc lourdement sur les progrès en matière de vidéo numérique, lire Tous les jeux sur Mac).
Les premières versions de QuickTime intégraient donc une quantité de codecs différents, qui étaient chacun spécialisés pour un type d'image ou d'animation donné, afin de proposer en fonction une compression plus efficace. Si QuickTime n'était pas le premier système permettant d'afficher de la vidéo numérique sur ordinateur, la véritable révolution qu'il a introduite c'est de permettre l'affichage de vidéo numérique, de n'importe quel type, sur l'ordinateur de monsieur tout le monde.
La révolution multimédia
Malgré ses promesses et en dépit de la compression numérique, les 1,4 Mo des disquettes haute densité ne permettaient d'afficher qu'une poignée de secondes de vidéo numérique. Le support idéal était donc le CD-ROM, qui permettait non seulement de stocker 650 Mo de données, mais également de les produire en grandes quantités pour une exploitation de masse. Apple a donc embrassé ce nouveau standard, avec le lecteur de CD-ROM externe AppleCD et le PowerCD (ci-dessous), tous deux connectés au Mac en SCSI, le second pouvant se connecter à une télévision pour y afficher le contenu des Photo-CD.
Une autre technologie révolutionnaire d'Apple fut mise à profit pour réaliser les tout premiers CD-ROM multimédia : Hypercard, créé par Bill Atkinson, qui travailla précédemment sur le système d'exploitation du premier Mac et qui créa également MacPaint. Les premiers titres qui l'exploitaient, comme Cosmic Osmo, the ManHole ou Myst lancèrent un nouveau type de logiciel.
Apple croyait beaucoup dans l'avenir de sa technologie, et pour lui donner toutes les chances, elle commissionna la société San Francisco Canyon Co en 1992 pour porter QuickTime 1.5 sur Windows, le premier logiciel d'Apple à jamais voir le jour sur la plateforme de Microsoft. Cette dernière a également pris la mesure de la révolution en marche, pour proposer une technologie concurrente, Video for Windows. Mais celle-ci, également développée par San Francisco Canyon Co, présentera des centaines de lignes de code éhontément reprises du code de QuickTime, ce qui donnera lieu à une procédure judiciaire monumentale entre Apple et Microsoft. C'est d'ailleurs Steve Jobs qui y mettra un terme définitif après son retour chez Apple, en signant l'accord historique avec son ennemi de toujours en 1997.
Le logiciel d'animation pour Mac de MacroMind, VideoWorks, renommé par la suite Director, se voit adjoint un langage de programmation de type script lourdement inspiré du langage d'HyperCard, et permet de créer des applications multimédias interactives exploitant QuickTime, que ce soit sur Mac comme sur Windows. Ce sera l'outil qui lancera toute une industrie d'encyclopédies et de jeux multimédia, jusqu'à ce que l'avènement d'Internet vienne rendre caduc le CD comme support. MacroMind, renommée Macromedia, fusionnera par la suite avec Adobe, qui édite toujours aujourd'hui Director, quoique tombé largement en désuétude. Mais Adobe et Macromedia ont toutes deux eu un autre rôle à jouer sur l'exploitation de la technologie QuickTime, qui ne s'est pas contentée de donner naissance au multimédia.
QuickTime, de la télévision au cinéma
Malgré les limites manifestes des premières vidéos tirant parti de QuickTime, la vidéo numérique a très vite montré son indiscutable supériorité face à l'analogique pour le montage professionnel. De fait, la société AVID permettait dès 1988 de monter de la vidéo à partir d'un Macintosh II, grâce au montage non linéaire en ligne : le monteur réalisait son travail non destructif sur l'ordinateur, qui pilotait des machines pour réaliser le montage final.
Le support de QuickTime, intégrant le standard professionnel TimeCode, permettra de voir directement sur l'ordinateur un aperçu du résultat, avant de le reproduire sur la source en vidéo ou sur pellicule : le montage virtuel était né. À mesure de l'augmentation des capacités matérielles, d'abord à l'aide de cartes accélératrices dédiées hors de prix, la vidéo numérique a remplacé peu à peu l'analogique, pour finir par le faire totalement disparaître. Plus souple, plus direct, et mettant un terme au dérushage, le montage numérique démultipliait les capacités et la productivité des monteurs professionnels.
Adobe a lancé Premiere, son logiciel de montage numérique, dès la sortie de QuickTime en 1991, suivi par une version pour Windows en 1993. Les auteurs des trois premières versions de Premiere, devenus transfuges chez Macromedia, créèrent Final Cut, plus orienté pour les professionnels que son prédécesseur. Mais un partenariat avec la société Truevision, qui fabriquait des cartes d'accélération dédiées pour la vidéo numérique, rendait pour Macromedia l'exploitation de QuickTime impossible pour des raisons contractuelles avec Microsoft. Macromedia a fini par revendre Final Cut à Apple, qui en fit le fer de lance de l'édition vidéo professionnelle (lire Retour sur l'histoire de Final Cut Pro).
Cependant, si la compression temporelle a été un avantage pour la distribution, elle s'est avérée un inconvénient pour le montage, puisque par définition il exige de pouvoir couper un plan sur une image arbitraire, qui ne peut donc dépendre d'une image précédente. Le MJPEG a donc été un format favorisé par les professionnels dans un premier temps. Par la suite, Apple a mis au point un nouveau codec non destructif en collaboration avec Pixar, nommé Pixlet, qui est depuis le format par défaut pour les logiciels de montage d'Apple. Aujourd'hui le numérique se retrouve jusque dans les salles de projection, qui abandonnent peu à peu la pellicule au profit des disques durs.
Montée en puissance
Au fil des versions et des ans, Apple signe divers accords pour inclure les meilleurs codecs du moment dans QuickTime : CinePak, Sorenson, et H.264 se succèdent, améliorant le rapport qualité/compression à mesure que les processeurs deviennent plus véloces.
En 1994, le LC 630 devient le premier Mac d'entrée de gamme capable d'afficher de la vidéo en plein écran (en réalité en doublant la surface d'affichage d'une vidéo 320x240). Apple envoie sur un CD-Rom promotionnel à son réseau de distribution la bande-annonce du long métrage d'animation Aladdin de Disney, l'impact sera tel qu'il participera à la création du portail en ligne d'Apple dédié aux bandes-annonces de films.
L'influence d'Apple dans le monde de la vidéo s'accentuera avec la création du FireWire en partenariat avec Sony, qui permettait à la plupart des caméscopes numériques de se connecter à un Mac.
Mais QuickTime ne se limitera pas à la vidéo et à l'audio. De nouveaux formats de données sont pris en compte avec plus ou moins de succès : les wired sprites qui permettent l'animation interactive d'éléments graphiques, l'intégration d'un expandeur compatible General Midi à l'aide d'une banque de sons obtenue auprès de la société Roland, des pistes de texte synchronisé, un système de chapitrage, des modèles 3D avec l'intégration de QuickDraw 3D depuis abandonné, ou encore l'intégration de panoramas interactifs ou d'objets pivotables à 360° avec QuickTime VR. Si la mayonnaise ne prend pas toujours, QuickTime n'en démontre pas moins sa souplesse et sa capacité d'adaptation à tout type de données, et le framework fera partie des piliers de Mac OS X (suppléé depuis par Core Image, Core Animation, et Core Video).
La bataille du web
Mais l'avènement du web devait donner un véritable coup de fouet à la vidéo numérique, en supprimant la notion de support avec l'arrivée du haut débit. Plusieurs plug-ins pour navigateurs ont prétendu à la domination du marché : QuickTime devait faire face à RealPlayer, Windows Media Player, puis Flash et Silverlight, pour la diffusion de vidéos en ligne.
Flash a rapidement gagné une large base installée pour ses capacités d'animations vectorielles interactives, et le support de la vidéo en streaming ajouté en 2002 puis en téléchargement progressif en 2003 en ont fait le standard de facto pour la vidéo sur le net, donnant naissance en 2005 à YouTube et Dailymotion.
Apple n'est cependant pas en reste, puisqu'en forçant l'installation sur Windows de QuickTime avec iTunes, lui-même indispensable pour utiliser l'iPod, elle se sert également de son succès pour soutenir l'utilisation de QuickTime. D'autre part, la diffusion record de la bande-annonce du film Star Wars Episode I : La Menace Fantôme a assuré à QuickTime une place de choix pour Hollywood sur le site d'Apple (lire Pourquoi les bandes-annonces sont toutes sur Apple.com).
Mais si Apple a un temps tâché de soutenir QuickTime en qualité de plateforme exclusive en tant que telle, depuis une décennie il ne s'agit plus que d'un moteur parmi d'autres qui soutiennent un standard industriel, le MPEG-4, qu'Apple a contribué à élaborer. Et là encore, c'est avec le soutien de l'iPhone et de l'iPad que celui-ci finira par bouter Flash hors du mobile (lire Flash se retire des navigateurs web mobiles).
Le HTML5 reste toutefois l'objet de dissensions entre les partisans du format libre WebM (lire WebM, un nouveau prétendant pour le HTML5), et les industriels qui exploitent d'ores et déjà le couple H.264/AAC.
Grâce au soutien de l'accélération matérielle, fournie par des puces dédiées au seul décodage/encodage du MPEG-4, ce couple bénéficie d'une véritable hégémonie partout ailleurs d'un bout à l'autre de la chaîne de production et de distribution, des set-top box (décodeurs IPTV satellite, câble, ou ADSL, décodeurs TNT, lecteurs Blu-ray), jusqu'aux caméscopes numériques, smartphones, plateformes de distribution vidéo en ligne et VOD, iTunes Store en tête.
Mais Apple reste toujours à la pointe de la vidéo numérique, puisque la dernière révolution en date qu'on lui doit, et qui gagne actuellement en influence notamment grâce à la plateforme iOS, c'est la technologie HTTP Live Streaming, qui cumule le meilleur des deux mondes entre streaming et téléchargement progressif (lire La diffusion de vidéo en ligne arrive à maturité). Mais en dépit de cette large influence sur toutes les industries touchant à la vidéo, Apple n'a jusqu'ici cantonné ses initiatives dans le monde de la télé qu'au seul "hobby" Apple TV, les câblos-opérateurs rendant particulièrement difficile leur désintermédiation. Des rumeurs insistantes, nourries par les propos mêmes de feu Steve Jobs dans la biographie qui lui a été consacrée (lire Le projet de TV Apple iCloud de Steve Jobs), annoncent l'arrivée prochaine d'une nouvelle révolution Apple dans le salon.
Quant à QuickTime, le passage de Mac OS X au 64 bits a été l'occasion d'entamer une complète refonte du vénérable moteur, expurgeant au passage nombre de ses fonctionnalités vieillissantes (lire QuickTime X : tabula rasa).
Standards et industrialisation
Les supports et formats pour la vidéo numérique grand public ont commencé à fleurir quelques années après la mise sur le marché de QuickTime, en reprenant certaines de ses avancées.
On fait parfois l'erreur d'accorder au laserdisc le crédit du premier format vidéo numérique grand public, mais il n'en était rien : si le son était bel et bien stocké de manière numérique, la vidéo elle était toujours analogique. Ça n'est qu'en 1993 avec le format Video-CD que la vidéo numérique s'émancipera des ordinateurs, du moins pour le grand public. Basé sur le disque compact de 12 cm qui permit déjà de faire basculer la musique dans le numérique, le formatage ISO 9660 propre aux CD-Rom, et le standard MPEG-1 pour la vidéo en elle-même, il permettait de stocker un long métrage sur deux disques. Le DVD lui succéda, puis le Blu-Ray après une guerre des standards avec le HD-DVD, et ce sera probablement le dernier support physique à paraître avant que la distribution en ligne ne devienne prédominante.
Si l'on devait réduire QuickTime aux quelques fonctions essentielles qui changèrent la donne, on pourrait retenir deux choses : tout d'abord la capacité de lire en simultané plusieurs pistes de données de manière synchronisée. En cas de surcharge pour le processeur, QuickTime affichait moins d'images par seconde pour conserver la synchronisation, et en dernier recours si cela ne suffisait pas, le son était haché. Le MPEG-1, tout comme son successeur le MPEG-2 qui fut ensuite utilisé par le DVD, contournait le problème pourtant résolu par QuickTime en multiplexant la piste audio avec la piste vidéo : ainsi les deux pistes n'en faisant plus qu'une, la synchronisation des médias n'était plus un problème. Il faut se remettre dans le contexte de l'époque, et des limites matérielles, pour comprendre ces enjeux : le taux de transfert (150 Ko/s) et surtout les temps d'accès des premiers lecteurs de CD exigeaient parfois un positionnement réfléchi des données sur le disque pour éviter les interruptions.
L'autre apport essentiel de QuickTime fut un format de fichier basé sur les "métadonnées" : le format .MOV permet d'intégrer des pistes de données de tout type de format. Ainsi, il sera possible d'étendre les fonctionnalités de QuickTime par le biais de plug-ins qui lui permettent non seulement de gérer n'importe quel codec, mais également d'enregistrer ces données d'un nouveau type dans son format de fichier universel (et de fait, cela ne se limitera pas à la vidéo et au son).
Ce format de fichier sera d'ailleurs proposé par Apple au Moving Picture Expert Group, dont elle est l'un des membres, pour former la base du MPEG-4. L'ADN de QuickTime se retrouve donc aujourd'hui dans la plupart des appareils actuels capables de lire de la vidéo numérique.
Crédits images : Retro Things & The Logo Factory.