Le 23 juin 1912 vit la naissance d'Alan Turing, véritable génie qui donna naissance à nombre de principes de l'informatique théorique. Pourtant, il mourut en 1954, l'année même qui vit le début de la production des premiers transistors en silicium, ancêtres des processeurs. Alors que l'ordinateur n'était encore qu'à ses tout débuts, Alan Turing entrevit le jour où le dialogue avec lui deviendrait indiscernable du dialogue avec l'Homme…
Un ordinateur dans la tête
Comment donner la mesure des formidables contributions d'Alan Turing, et de son prolifique génie né beaucoup trop tôt ? Les principes imaginés par cet Anglais né en Inde Britannique, résolument en avance sur son temps, sont toujours d'actualité aujourd'hui.
Si l'informatique lui doit beaucoup, il n'en est pas à proprement parler "l'inventeur", bien qu'on lui en donne parfois le titre. Comme nombre de technologies, celle-ci est née par petites touches au fil des âges, du boulier au métier à tisser, en passant par la Pascaline. Turing était assis sur les épaules d'autres géants comme lui.
Féru de mathématiques dès son plus jeune âge, il démontre à l'âge de 23 ans l'impossibilité de résoudre un défi lancé par David Hilbert en 1928, le problème de la décision. Il y parvient indépendamment de la démonstration d'Alonzo Church, arrivée un an plus tôt (ce dernier sera par la suite son professeur), mais celle de Turing laissera une trace indélébile dans la théorie informatique : pour parvenir à ses fins, Turing conçoit une machine théorique, capable de simuler la logique de tout algorithme. L'objectif de cette machine imaginaire était de déterminer les limites théoriques du calcul mécanique. Il en décrit le fonctionnement, illustré par le "doodle" de Google qui célèbre sa naissance.
La machine de Turing (car c'est le nom que l'Histoire lui attribuera) est capable de lire, d'écrire et d'effacer des instructions sur une bande de papier infinie, et de la faire dérouler vers la gauche ou la droite, en exécutant les instructions qui modifient son état. Turing tenait là l'essence même de ce qui deviendrait plus tard l'ordinateur, mais sa machine devrait également s'avérer précieuse pour résoudre nombre de problèmes théoriques. Aujourd'hui encore c'est le mètre étalon des modèles de la complexité algorithmique, comme le célèbre P = NP, qui attend toujours sa résolution. Turing affinera son modèle en concevant une machine universelle capable de calculer tout ce qui peut être calculable (et donc de simuler d'autres machines de Turing). Si la machine de Turing est longtemps restée purement théorique, et même depuis simulée par les ordinateurs eux-mêmes, on en trouve des modèles mécaniques réels réalisés par des passionnés depuis une trentaine d'années.
Turing étudiera la cryptologie, ce qui le mènera à rejoindre la "dream team" de Bletchley Park composée par le gouvernement britannique, où il participa à l'élaboration de "bombes électromécaniques dédiées à casser le code d'Enigma, le chiffrement réputé inviolable utilisé par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale, ainsi que celui de la machine de Lorenz. Il y mit également au point d'autres avancées majeures en matière de cryptanalyse, notamment un brouilleur sécurisé pour les transmissions vocales.
Les travaux menés à Bletchley Park ont contribué à la création du tout premier ordinateur de l'histoire, Colossus, bien que Turing n'y ait pas été associé. Le premier ordinateur électronique "Turing-complet" (c'est à dire reprogrammable contrairement à Colossus), l'ENIAC, naîtra en 1946 aux États-Unis. Ces ordinateurs, avant l'invention du transistor, utilisaient des lampes à vide. Les principes théoriques de Turing prenaient corps.
Turing conçoit son propre modèle d'ordinateur, l'ACE (Automatic Computing Engine) lors de ses travaux au National Physical Laboratory, mais celui-ci ne sera jamais construit : Turing claque la porte, frustré par les lenteurs induites par le secret autour des travaux de Bletchley Park. Son concept sera néanmoins réalisé pour partie dans d'autres ordinateurs de l'époque.
Siri m'était contée…
Alan Turing poursuit ses recherches fondamentales, et alors que les ordinateurs en sont à leurs balbutiements, il entrevoit le jour où ceux-ci pourront rivaliser avec l'Homme : en 1950, il publie un texte qui donne naissance au concept d'Intelligence Artificielle. À ce jour nous ne disposons toujours pas d'une définition satisfaisante de l'intelligence, ni d'un moyen fiable de la mesurer, et Turing réfléchissait à ce problème avant même qu'il soit d'actualité. Il propose un test qui consiste en une communication écrite entre une machine et un humain : la machine passe le test si elle fait assez illusion pour que son interlocuteur ne puisse faire la différence avec un autre humain.
image : Bestofsiri
Naturellement, le test ne suffit aucunement à déterminer si l'Intelligence artificielle a atteint le stade de la singularité, puisqu'il ne fait qu'encourager l'imitation de l'intelligence (lire également MIT : à la croisée de l'Intelligence artificielle et des nouvelles interfaces). Cela n'était pas tant l'objectif de Turing, il aurait d'ailleurs été amplement prématuré : il s'agissait essentiellement d'une contribution à la réflexion nécessaire à cette problématique. Mais elle illustre brillamment à quel point Turing a pu être visionnaire : le débat est toujours d'actualité.
Mais Turing ne se contenta pas d'ouvrir le vaste champ de la recherche en informatique : de 1952 à sa mort, il s'intéressa à la biologie mathématique, notamment sur l'explication de la prévalence de la suite de Fibonacci dans la morphologie de nombreuses plantes, et ses travaux ont là encore été d'importance dans ce domaine.
Une fin tragique
Mais si le génie de Turing était sans conteste de son vivant (il fut honoré du titre d'Officier de l'Empire Britannique pour son travail durant la guerre, et fut l'un des plus jeunes membres de la Royal Society), il n'en était pas même de ses mœurs : en 1952, il est condamné pour son homosexualité, alors illégale au Royaume-Uni. Il préfère la castration chimique à la prison, mais se voit retirer l'autorisation de sécurité qui lui permettait de travailler en tant que consultant en cryptographie au Quartier Général des Communications du Gouvernement (GCHQ). On retrouvera son corps sans vie le 8 juin 1954 : à 40 ans, Alan Turing s'est suicidé par empoisonnement au cyanure, ce qui a fait de lui une des figures emblématiques de la communauté LGBT pour son martyre.
En 2009, le gouvernement britannique a présenté ses excuses pour le traitement infligé à Alan Turing suite à une pétition, mais a cependant refusé de l'amnistier à titre posthume de sa condamnation. Son legs à l'humanité, lui, nous profite encore aujourd'hui, et plus que jamais.
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