Depuis l’annonce de sa nomination à la tête d’Apple Retail, tout ou presque a été dit sur Angela Ahrendts : son parcours fulgurant des rangs de Henry Bendel à la tête de Burberry, son caractère trempé au soda allégé, son salaire de dirigeant le mieux payé du Royaume-Uni et son opposition à toute forme de discrimination positive. Mais on n’a que trop peu insisté sur la manière dont elle a transformé Burberry et ses boutiques, alors qu’elle va devoir redonner du souffle à des Apple Store qui en manquent. Or si elle a été recrutée pour son expertise dans le domaine, Angela Ahrendts pourrait bien revoir en profondeur le modèle mis sur pied par Ron Johnson.
Remonter le moral des employés d’Apple Retail
Victimes de leur succès, les Apple Store sont aujourd’hui pleins à craquer. La firme de Cupertino a bien tenté de les agrandir, allant jusqu’à quintupler la surface de ses plus petites boutiques à Stanford ou à SoHo : un Apple Store mesure aujourd’hui 1 000 m² en moyenne, contre 550 m² en 2001. Mais l’agrandissement n’est pas la solution miracle à tous les problèmes, d’autant que les plus grandes boutiques sont souvent les plus fréquentées.
Le Genius Bar doit traiter trois fois plus de demandes par heure qu’il y a cinq ans, la Red Zone doit vendre deux fois plus d’iPhone qu’avant et les sessions de formation dépassent depuis longtemps le seul cadre de la Family Room. Les Apple Store accueillent de plus en plus de visiteurs qui viennent y acheter de plus en plus d’appareils et y chercher de plus en plus de services — mais leur nombre, leur taille et leur masse salariale n’augmentent pas assez vite.
La pression est donc forte sur des salariés souvent jeunes, qui ont parfois l’impression que leur direction est complètement déconnectée de la réalité de leur travail. « [Angela] est comme nous convaincue que nos salariés sont notre ressource la plus importante et l’âme d’Apple » disait Tim Cook dans une communication interne. Avant de prendre ses premières décisions, Angela Ahrendts devra sans doute prendre le temps de rassurer ses troupes.
Elle part avec un avantage en la matière : son style de direction est plus proche de celui de Ron Johnson, qui était très impliqué et très apprécié, que de celui de John Browett, qui a fait l’unanimité contre lui avec ses mesures drastiques. Comme elle le fait depuis des années chez Burberry, elle pourrait communiquer très régulièrement avec les employés par le biais d’une sorte de newsletter et surtout de vidéos, un support qu’affectionnait aussi Ron Johnson. Elle renouera avec une certaine familiarité qui avait disparu avec la mise en place par Tim Cook d’une organisation ad hoc chargée tout au plus d’expédier les affaires courantes.
En finir avec la schizophrénie des Apple Store
Les Apple Store ont toujours combiné espace de vente et espace de service — c’est même la spécificité du modèle mis en place par Steve Jobs et Ron Johnson. Mais alors qu’ils devaient s’enrichir et se compléter, ces deux espaces ne font plus que s’opposer et se gêner. À Angela Ahrendts de revenir au statu quo ante : la « méthode Burberry » pourrait être extrêmement bénéfique à une Apple que l’on a souvent comparée aux grands noms de l’industrie de la mode.
Les produits de luxe se vendent « tout seuls », sur leurs propres mérites — Apple ne peut pas abandonner les 4x3 et les spots TV, mais peut sans doute redistribuer l’effort dans ses boutiques. Relâcher la pression dans l’arène qu’est l’espace de vente permettrait de mettre l’accent sur l’espace de formation et de service après-vente qui fidélisent le client — Burberry a augmenté de 30 % le nombre de ses salariés dédiés au service client. Or un client heureux est un client prescripteur : moins vendre permettrait de plus vendre et de mieux vendre, en relançant le bouche-à-oreille qui est plus puissant que n’importe quel message marketing.
Il ne s’agit pas seulement de réduire le nombre de vendeurs alors que le nombre de clients augmente : il s’agit d’améliorer leur efficacité en les laissant se concentrer sur les clients prêts à acheter, tandis que le magasin lui-même s’occupera des clients encore indécis et des flâneurs. Cette idée vous semble étrange ? Une visite dans un magasin Burberry (à Paris ou Cannes en France, à Bruxelles ou Anvers en Belgique, à Genève ou Zurich en Suisse) vous éclairera.
Vous êtes un habitué ? L’« associé » qui vous accueille iPad au bras sait tout de vous : il peut récupérer les informations de votre compte My Burberry et accéder aux données de toutes les autres boutiques de la société. Il sait ce que vous avez acheté, quand et où vous l’avez acheté, et surtout quel traitement vous préférez. Ce qui lui permettra de vous suivre à la trace si vous êtes très personal shopping, ou de vous lâcher les mocassins si vous êtes plus autonome.
Plus impressionnant encore, l’« intelligence » déployée dans le magasin : Angela Ahrendts a misé sur la NFC pour que les écrans dispersés sur les murs et les vêtements suspendus aux rayons puissent communiquer. Approchez-vous d’un écran avec un des fameux trench-coats de la société, et ses références apparaîtront, accompagnées de photos de modèles le portant. Un principe qui peut être repris dans les Apple Store, où la firme de Cupertino a déjà placé des balises iBeacon, dont les employés ont déjà des iPad avec un accès aux serveurs de la société, et dont les clients ont parfois un iPhone avec l’application homonyme.
Rapprocher Apple Online Store et Apple Retail Store
Mais le modèle des boutiques de Burberry ne fonctionne que parce qu’il est soutenu par une infrastructure informatique dédiée côté pile, et un site web faisant la moitié du travail des vendeurs côté face. Or jusqu’ici, Apple Retail Stores et Apple Online Store n’ont jamais travaillé main dans la main. Jusqu’ici, puisque pour la première fois, Angela Ahrendts réunira les deux sous le même toit, assistée par Bob Kupbens.
Comme la plupart des acteurs de l’industrie de la mode, Burberry utilise moins son site comme boutique que comme vitrine : il raconte une histoire (parfois romancée au point d’être mythique), met en scène les produits (voire met en scène le client avec la « réalité virtuelle » et les réseaux sociaux), et flatte l’ego du consommateur. Les 473 boutiques Burberry servent d’abord et avant tout à finaliser un acte d’achat conséquence de signaux actifs (le marketing) et passifs (la réputation/le bouche-à-oreille). Le site de la société entretient la flamme des clients actuels et attise celle des clients potentiels et touche à ces deux aspects.
Apple n’en est pas encore là, mais il est incontestable qu’elle s’en approche avec ses campagnes « Thirty Years of Mac » et « Your Verse », qui vont jusqu’à monopoliser la page d’accueil de son site. Conçues par une nouvelle équipe, elles ne vendent rien, ou du moins pas directement. Elles n’ont qu’une finalité aspirationnelle, elles reconstruisent l’esprit de communauté qui s’est effiloché ces dernières années, elles élèvent Apple à une nouvelle dimension plus spirituelle (mais pas moins capitaliste). Au-delà de la systématisation du « réserver et retirer », un autre trait commun à Apple et Burberry, il est difficile de savoir ce qu’Angela Ahrendts fera de l’Apple Online Store et de ses équipes — mais il est certain que le reste du site sert déjà ses intérêts.
Conquérir la classe moyenne des nouvelles économies
Un site qui présente l’intérêt de déjà toucher le monde entier, alors que les Apple Store ne couvrent que treize pays. Tim Cook voulait ouvrir 25 boutiques en Chine, il a dû se contenter de huit… près de dix fois moins que Burberry, qui place aussi des employés sinophones dans toutes les boutiques susceptibles d’accueillir des touristes chinois. Angela Ahrendts a aussi ouvert une quinzaine de boutiques au Brésil et en Inde, deux pays qui résistent aux avances pourtant renouvelées d’Apple.
Autant dire que là encore, son expérience sera précieuse. Il faut toutefois faire attention à ne pas calquer trop vite et trop fort le modèle de Burberry sur celui d’Apple Retail : Angela Ahrendts va devoir apprendre à gérer trois fois plus d’employés… et près de 50 fois plus de chiffre d’affaires. L’ampleur de sa marge de manœuvre reste inconnue, elle qui va devoir composer avec un certain attachement à un modèle qui fait partie de la culture d’Apple : saura-t-elle le réformer sans brusquer ? Peut-elle le réformer sans brusquer ?
Avant de le savoir, encore faudrait-il qu’Angela Ahrendts soit en poste. Apple ne nous a pas confirmé à quelle date elle entrerait en fonction, et Burberry n’a pas donné suite à nos demandes d’informations sur ses magasins ou sa future ancienne dirigeante. L’année fiscale de la société britannique arrivant à son terme dans les prochains jours, il ne serait toutefois pas étonnant que la Dame commandeur de l’ordre de l’Empire rejoigne Cupertino dans le courant du mois d’avril.