Les abonnements in-app : voilà la solution d'Apple aux médias pour monétiser leurs contenus sur l'App Store. Ces abonnements passent par le système de paiement de l'iTunes Store et ils reprennent le système déjà bien connu des achats in-app, c'est-à-dire effectués au sein même d'une application, si ce n'est qu'ils sont tacitement renouvelés. Apple prélève 30 % du prix de l'abonnement et laisse 70 % des revenus à l'éditeur.
The Daily, résultat d'un partenariat avec le groupe de presse News Corp, a été le premier à bénéficier des abonnements in-app (lire : The Daily : aperçu de la première édition). En France, on trouve également des exemples d'abonnements à la sauce Apple et le premier titre à s'être lancé est le magazine Le Point qui propose plusieurs formules d'abonnement (lire : Aperçu de l'abonnement In-App du Point sur iPad).
Si certains journaux ou magazines ont déjà franchi le pas ou ont prévu de le faire, ces abonnements in-app font aussi grincer beaucoup de dents. Les éditeurs de presse craignent le pouvoir d'Apple : l'entreprise de Steve Jobs ne chercherait-elle pas à abuser de son pouvoir ? Cette crainte est-elle justifiée, ou est-elle le signe de la difficulté à s'adapter pour des groupes de presse construits à l'époque du papier ?
Apple et la presse : le paradoxe de l'œuf et la poule
Philippe Jannet, PDG de la filiale interactive du groupe Le Monde, explique que "s’il n’y a pas des contenus intéressants dans l’App Store, notamment la presse, les gens n’achèteront pas l’iPad ! C’est la réalité de l’écosystème tant vanté par Apple." Ce point de vue est très courant dans le monde de la presse. Les éditeurs ont le sentiment d'avoir été trahis par Apple : ils ont soutenu l'iPad et attendaient un geste en retour.
Apple aurait besoin de la presse pour vendre des produits avec du contenu et ainsi attirer des lecteurs, et donc des acheteurs. Sans leurs applications, les terminaux iOS perdraient de leur intérêt, même si ce constat est relativisé par certaines études qui montrent que l'application la plus utilisée sur iPad est Safari mobile (lire : Les Français utilisent leur iPad 2 heures par jour). Impossible toutefois de contester l'importance de l'App Store aujourd'hui et Apple tire un bénéfice de la mise en avant les applications de presse dans l'App Store. À ce titre, Apple devrait tout faire pour attirer les éditeurs et satisfaire les exigences.
L'inverse est aussi vrai : la presse a besoin d'Apple et de ses millions d'iPad. À quoi bon réaliser une application si elle sert à une poignée d'utilisateurs ? Quand l'iPad a été présenté, début 2010, beaucoup d'éditeurs ont voulu voir dans cette tablette le moyen tant attendu pour relancer les ventes et retrouver un équilibre financier perdu pour la plupart des journaux et magazines. Cet espoir explique l'intérêt général des groupes de presse pour l'iPad, offrant à ce dernier une couverture médiatique exceptionnelle et investissant rapidement l'App Store avec des applications dédiées.
Des tensions entre l'entreprise et les éditeurs se sont rapidement fait sentir, d'autant que les ventes se sont vite révélées moins bonnes qu'espérées (lire : Presse sur iPad : ça ne marche pas fort). Mais la lune de miel entre Apple et la presse s'est brutalement arrêtée au début de l'année, avec le rejet de l'application de lecture de Sony (lire : App Store : fin des achats externes). Les conditions générales de l'App Store stipulaient déjà que tout achat dans une application iOS devait se faire par le biais des achats in-app, selon l'article 11.2 : “Les applications qui utilisent un système autre que l'API In App Purchase (IAP) pour acheter du contenu, des fonctionnalités ou des services à l'intérieur de ces applications seront rejetées”. Plusieurs éditeurs avaient néanmoins trouvé une faille en renvoyant vers un magasin externe : passant par un site Internet standard, ils vendaient ainsi du contenu sans passer par les achats in-app et sans payer Apple.
Cette pratique, longtemps tolérée par Apple, n'est plus à l'ordre du jour. Apple impose désormais l'utilisation des achats in-app, même si une application peut également contenir une boutique externe qui échappe alors à tout contrôle d'Apple. Seule condition explicitée par Steve Jobs : "Tout ce que nous demandons, si un éditeur propose une offre d'abonnement en dehors de l'app, c'est que cette offre (ou une meilleure offre) soit également proposée au sein de l'app, afin que les clients puissent facilement s'abonner d'un simple clic depuis l'app." En clair, les prix et conditions doivent être identiques en achats in-app, pour ne pas défavoriser les utilisateurs.
Le pari d'Apple est simple : le système in-app est tellement plus simple et mieux intégré à iOS que les utilisateurs d'iPhone ou iPad vont massivement l'utiliser et bouder les boutiques externes. Mais cela n'est pas du tout du goût de la presse, qui n'a pas envie de céder 30 % de ses revenus déjà faibles à Apple. Les éditeurs ont rapidement réagi, ils se sont sentis "trahis" par Apple (lire : Les éditeurs européens se sentent "trahis" par Apple) et ils cherchent maintenant à faire pression sur Apple des deux côtés de l'Atlantique (lire : Presse sur iPad : les éditeurs européens répondent à Apple).
Reste que seul Apple propose aujourd'hui aux éditeurs une tablette qui a connu un succès suffisant pour constituer une base de lecteurs assez importante. En face, les tablettes Android se préparent, mais aucune n'a encore réussi à percer comme Apple avec l'a fait avec sa tablette. La situation sera peut-être différente dans un an, mais pour l'heure on a quand même le sentiment que la presse a plus besoin de l'iPad, qu'Apple de la presse.
Abonnements : 30 % sinon rien
Parmi les griefs adressés par la presse à Apple, le principal point d'achoppement reste les 30 % prélevés par l'entreprise sur tous les achats effectués par le biais de l'App Store. Ce prélèvement se fait autant sur les achats d'applications dans l'App Store que sur les achats et abonnements in-app. Les conditions générales d'Apple stipulent qu'une application doit obligatoirement vendre du contenu par le biais des achats in-app, même si l'éditeur peut également proposer des abonnements externes qui échappent alors au prélèvement de 30 %.
Dans le cas de la presse, cela signifie concrètement qu'un journal peut offrir un accès à ses abonnés depuis son site Internet, mais qu'il doit offrir un accès équivalent directement dans l'application, en passant par les abonnements in-app. L'application ne doit pas contenir de lien vers l'abonnement externe, si bien que les éditeurs se sentent obligés de passer par les abonnements in-app et donc de donner à Apple 30 % du montant des abonnements. Les éditeurs peuvent néanmoins proposer à leurs abonnés existants un accès au contenu payant sur iPad, comme le montre déjà l'exemple des premiers éditeurs ayant adoptés les abonnements in-app.
Les offres d'abonnements de Elle US (Gratuit) : outre les deux offres payantes, le magazine permet aux abonnés de la version payer d'accéder au contenu numérique. Il leur suffit pour cela de donner un numéro d'abonné.
Que représentent ces 30 % prélevés par Apple pour la presse papier ? Sur l'App Store, ils sont justifiés par les frais gérés par Apple : il s'agit de payer autant le stockage des fichiers sur des serveurs, la bande-passante lors des téléchargements, mais aussi la gestion de la transaction et notamment les frais bancaires qui sont liés. Dans le cas de la presse, Apple ne stocke pas sur ses serveurs les données et l'entreprise prend en charge directement les frais de transaction bancaire, mais aussi la TVA sur les ventes. iTunes S.a.r.l., l'entreprise qui prend en charge l'iTunes Store, l'App Store et donc les abonnements in-app étant localisée au Luxembourg, Apple ne doit payer que 3 % de TVA puisque son business entre dans la catégorie "taux super-réduit" (page 23).
A priori, les éditeurs français n'auront pas à payer la TVA française sur les abonnements souscrits via les abonnements in-app, économisant ainsi 19,6 % du prix de vente. Ces 30 % demandés par Apple sont à comparer aux frais de mise en vente d'un journal papier. À titre de comparaison, entre 65 et 70 % du prix de vente du magazine iCreate sont alloués aux frais de production (papier, impression…) et de distribution. Une version numérique implique également des frais de production, surtout si l'éditeur fait l'effort de proposer plus de contenu multimédia, mais ces frais sont sans aucun doute plus faibles que pour les versions papier.
À prix de vente égal, les éditeurs gagneront plus avec les abonnements in-app, mais les lecteurs veulent des prix plus bas pour une version numérique. Difficile de savoir si les éditeurs baisseront effectivement leurs prix : si la version américaine de Elle propose un abonnement annuel à 63 % moins cher que la version papier, les abonnements du Point sont identiques en version papier et numérique (lire : Aperçu de l'abonnement In-App du Point sur iPad). Pour les éditeurs, tout l'enjeu sera de savoir si un prix plus bas et la plus grande facilité d'utilisation des abonnements in-app apporteront suffisamment de lecteurs pour compenser les 30 % prélevés Apple…
L'enjeu des données personnelles
Autre enjeu dans ce débat sur la presse et Apple, la question des données personnelles des abonnés. Dans son communiqué de presse, Apple a été très clair sur ce point :
"La protection de la vie privée des clients est l'une des caractéristiques essentielles des transactions effectuées sur l'App Store. Les clients souscrivant un abonnement sur l'App Store auront la possibilité de fournir à l'éditeur leurs nom, adresse e-mail et code postal au moment où ils s'abonneront."
Apple entend ainsi limiter le nombre d'informations personnelles envoyées aux éditeurs de presse, qui n'apprécient guère ces restrictions.
Le communique précise bien que "Les éditeurs pourront chercher à obtenir des informations complémentaires de la part des clients de l'App Store", mais l'obtention des informations est encadrée par Apple et elle devra se faire "en toute connaissance de cause. En clair, l'abonné doit valider explicitement l'envoi de quelques informations d'ordre personnel, mais cet envoi n'est pas obligatoire pour s'abonner.
Les éditeurs de presse utilisent les données personnelles de leurs abonnés pour cibler plus précisément leurs publicités. Avec les abonnements in-app, Apple va limiter les informations accessibles pour les éditeurs et ainsi brider leurs revenus, selon les plaignants. La restriction d'Apple va plus dans le sens des utilisateurs que des éditeurs qui auront bien de la peine à convaincre leurs lecteurs des dangers de la solution de la pomme.
Steve Jobs a souvent répété que son entreprise ne voulait pas exploiter commercialement les données de ses utilisateurs et Apple bénéficie de la confiance des utilisateurs sur ce point. Changer brusquement de politique pour satisfaire les éditeurs de presse aurait été sans nul doute plus nuisible à Apple et on comprend ainsi mieux le choix de l'entreprise. Un choix avec lequel les éditeurs devront composer et faire avec…
La presse en guerre contre Apple ?
Apple a présenté son offre et ses conditions et la concurrence n'a pas tardé à réagir. Pour promouvoir webOS, HP a attiré quelques grands groupes de presse, acceptant toutes leurs conditions (lire : HP accepte les conditions de la presse sur webOS), mais HP n'a guère le choix, contrairement à Apple renforcée par ses millions de tablettes vendues. De son côté, Google a lancé son "Pass média", un équivalent aux abonnements in-app d'Apple, mais un équivalent qui n'est lié à aucune plateforme et qui est beaucoup plus souple (lire : Abonnements in-app : Google répond à Apple avec le Pass média). Toutes les contraintes et conditions d'Apple sont levées par Google : son moyen de paiement Google Checkout n'est pas le seul obligatoire, les éditeurs peuvent se greffer aux abonnements sans passer par Google tandis que l'entreprise ne prélève que 10 % du prix de vente. C'est 20 de moins qu'Apple, certes, mais on ne sait pas si Google prend en charge la TVA ou pas. Si ce n'est pas le cas, il faudra ajouter 19,6 % de TVA pour les éditeurs français : on retrouverait alors les 30 % d'Apple…
Plus souple, certes, mais Google va beaucoup moins loin qu'Apple. Pass média n'est pas vraiment un concurrent des abonnements in-app puisqu'il n'est pas intégré à Android, le système mobile de Google. C'est simplement un moyen de paiement pour accéder à du contenu et il n'est pas dit que cela intéresse les lecteurs, peu habitués à payer pour du contenu d'habitude financé par la publicité ou les éditeurs, qui ont déjà mis en place leur propre système de paiement le cas échéant.
On peut se demander pourquoi les nouvelles conditions d'Apple font tant de bruit dans la presse. Si l'iPad a été un gros succès dans le monde, il faut relativiser son importance pour les éditeurs de presse. En France, les ventes d'iPad sont de l'ordre de 500 000 exemplaires, ce qui est finalement assez peu. En outre, l'App Store est loin d'être le seul moyen de proposer du contenu aux utilisateurs d'iPad : un site développé en HTML5 peut s'avérer tout à fait satisfaisant pour la version numérique d'un journal. Sur un tel site, Apple n'a aucune influence et laisse aux éditeurs faire ce qu'ils veulent. Ce sera d'ailleurs la solution retenue par certains journaux, on pense notamment à Playboy (lire : Playboy sur iPad : du nu oui, mais en web app).
Les éditeurs de presse ne voudraient-ils pas obtenir d'Apple le beurre et l'argent du beurre ? Il est indéniable que l'App Store et les achats in-app sont des moyens extrêmement efficaces de vendre du contenu. L'achat est tellement simple et indolore (on entre seulement son mot de passe iTunes Store) que l'achat impulsif fait des ravages et on comprend sans peine que les éditeurs de presse cherchent à y prendre part. On comprend moins, en revanche, leurs plaintes quant aux conditions d'Apple. Si la possibilité d'obtenir de nouveaux lecteurs ne vaut pas les 30 % demandés par Apple, les éditeurs ne manquent pas de moyens techniques pour proposer leur contenu sans passer par l'App Store…
Laissons le dernier mot à Philippe Jannet, PDG de la filiale interactive du groupe Le Monde : "Beaucoup sont encore mécontents de la solution proposée par Apple, mais c’est à nous éditeurs d’être plus malins."