À la fin des années 1980, John Sculley pressent qu'après l'Apple II et le Mac, Apple doit initier une nouvelle évolution de l'informatique avec un appareil mobile. Il suit l'évolution de deux projets en cours depuis une dizaine d'années, convergeant vers la création d'un assistant personnel : Pocket Crystal pour le volet matériel, Paradigm pour le volet logiciel, regroupant des pointures de l'Advanced Technology Group, la division de recherche la plus avancée d'Apple.
General Magic
Las, le projet ne parvient pas à convaincre le conseil d'administration et en mai 1990, John Sculley autorise les équipes du projet Pocket Crystal, sous la direction de son créateur Marc Porat, à devenir une entité indépendante. Apple perd ainsi quelques-unes de ses figures emblématiques comme Bill Atkinson (monsieur MacPaint, QuickDraw et HyperCard). Andy Hertzfeld (monsieur Macintosh) rejoint la société qui se forme, General Magic.
Elle va attirer les meilleurs talents tout en restant très secrète : en 1991, Tony Fadell refuse une offre d'Apple pour travailler chez General Magic alors qu'au même moment, Steve Wozniak transfère la propriété de ses brevets sur la communication par infrarouge à ses anciens collègues. Andy Rubin, ingénieur travaillant sur le Mac Quadra, est débauché en 1992, quelques mois avant que General Magic ne révèle son nom et ses partenaires, de Sony à Motorola en passant par Apple, qui possèdent 10 % de la société chacun.
La société va développer quelques-uns des produits les plus prometteurs du début de la décennie. Bill Atkinson va superviser le développement de Telescript, un nouveau langage de programmation, et de Magic Script, un nouveau langage de script. Ces deux technologies sont la base de Magic Cap OS, un système d'exploitation à interface graphique pour PDAs, reprenant les travaux les plus avancés d'Andy Hertzfeld. Très ambitieux, peut-être trop, le projet ne sera jamais véritablement achevé.
Apple lance son MessagePad 100 en 1993, dont le système Newton met l'accent sur la reconnaissance d'écriture, qui sera amélioré avec l'aide de Palm, une autre société formée par des anciens d'Apple (lire : Palm est mort, vive HP). Magic Cap OS n'utilise absolument pas la reconnaissance d'écriture, utilisant à la place un clavier virtuel : General Magic, qui avait jusque-là bénéficié d'une couverture médiatique hors pair, passe à l'arrière-plan, doublé par le bébé de Sculley (lire : Une petite histoire de l'iPad).
Pire encore, le lancement des premiers appareils Magic Cap chez Sony et Motorola, en 1995, est un véritable désastre. Le Sony PIC-1000 était d'une lenteur affolante, alors que le Motorola Envoy souffrait d'un méchant bogue effaçant toute sa mémoire. Steve Wozniak, qui en avait acheté cinq exemplaires, en fut dépité et cessa dès lors de croire dans le projet. Au moment même où General Magic entre en bourse, la société est un corps sans idées et sans vie.
Tony Fadell fonde alors Fuse, avec l'ambition de devenir le « Dell de l'électronique grand public », notamment dans le domaine de l'audio.
Danger
Le Newton ne connut pas un succès beaucoup plus grand, mais l'idée — l'obsession — de Marc Porat, John Sculley et de la poignée d'ingénieurs Apple ayant défriché ce terrain chez Apple ou ailleurs sut affronter cet échec. À la première vague en succéda une deuxième, définissant les évolutions de l'informatique dans les années 2000 par une de ses successions d'événements dont l'Histoire, grande ironique, a le secret.
En 2000, justement, Andy Rubin fonde Danger, dans l'espoir de recréer l'expérience General Magic. Spécialiste du logiciel, Rubin s'entoure de Joe Britt (WebTV Networks) pour la réalisation d'un service connecté, et de Matt Hershenson (Philips) pour la supervision de la partie matérielle. Matias Duarte, qui a fait ses preuves dans le monde du jeu vidéo, est nommé directeur du design.
Cette fois, le succès est au rendez-vous : sorti en 2002, le Danger Hiptop, aussi connu sous le nom de T-Mobile Sidekick, est un des premiers smartphones modernes. DangerOS, son système d'exploitation, se repose largement sur Java avec un ensemble d'API propriétaires permettant de développer des applications sous la forme de paquets JAR. Ces applications sont distribuées exclusivement par le biais du Danger Download Catalog, pour assurer leur compatibilité. Enfin, il offre l'accès complet au Web, ce qui lui valut la sympathie de Google, qui fit ainsi ses premiers pas dans le Web mobile.
Dès 2003, pourtant, le conseil d'administration de Danger décide de se séparer d'Andy Rubin, pour des raisons qui restent encore aujourd'hui secrètes. Itération après itération, le Hiptop va lentement se faire dépasser. Microsoft fait l'acquisition de Danger en 2008, tous les cadres de la société quittant le navire en un peu plus d'un an.
Andy Rubin fonde alors Android, Inc., espérant développer un système où les mobiles « connaissent la localisation et les goûts » de leur utilisateur pour devenir force de proposition.
La revanche des tricards
Fadell et Rubin vont avoir leur revanche. Après l'échec de Fuse, Fadell fait du porte-à-porte avec son idée de baladeur musical construit autour d'un disque dur. Il trouve une oreille attentive chez RealNetworks, qui l'engage, mais l'idylle ne dure que six semaines. Sa trajectoire est bien différente chez Apple : consultant en février 2001 sur le projet de baladeur de la firme de Cupertino, il devient directeur du groupe spécial iPod en avril de la même année, six mois avant le lancement du baladeur qui a remis Apple sur pied.
Le Android de Rubin va connaître une destinée similaire. Par bien des aspects, il s'agit d'un Danger bis : OS Java, applications distribuées par un canal centralisé, clavier complet. Le Hiptop avait permis à Rubin de rencontrer les deux fondateurs de Google, Sergey Brin et Larry Page, intéressés par le Web mobile ; dès 2005, la firme de Moutain View achète Android, avec l'intention de concevoir un système entièrement dépendant de l'écosystème Google. Là encore, le reste de l'histoire est connu.
D'Apple à Android et iOS en passant par General Magic et Danger, le monde actuel de la téléphonie mobile est défini par un nombre très restreint de personnes se connaissant très bien, ayant longtemps travaillé ensemble et partageant une vision inspirée par les préceptes de Marc Porat, de John Sculley et d'autres. Une seule différence — de taille — les sépare en deux groupes, d'un côté ceux qui croient en un logiciel agnostique (la tendance de ceux qui n'ont jamais rejoint Apple, comme Rubin), de l'autre ceux qui ne jurent que par l'intégration la plus ferme entre un logiciel et un matériel (la tendance de ceux qui ont fini par retrouver Apple, comme Fadell).
Ces liens anciens et profonds perdurent aujourd'hui. Michael Tchao, le successeur de Marc Porat auprès de John Sculley et père du Newton, est aujourd'hui vice-président d'Apple responsable du marketing iPad. Matias Duarte a retrouvé Andy Rubin en devenant le designer d'Android, comme Joe Britt et Matt Hershenson, en charge du matériel chez Google. Deux douzaines de personnes, partenaires hier, concurrents aujourd'hui, s'affrontent aujourd'hui à coup d'idées et d'idéaux pour définir le futur de l'informatique mobile.
Aller plus loin :
- Richard Doherty, « Diary of a Disaster »
- Steven Levy, « Bill and Andy's Excellent Adventure II », Wired, 2.04, avril 1994.
- John Markoff, « I, Robot: The Man Behind the Google Phone », New York Times, 4 nov. 2007.
Andy Rubin
General Magic
Las, le projet ne parvient pas à convaincre le conseil d'administration et en mai 1990, John Sculley autorise les équipes du projet Pocket Crystal, sous la direction de son créateur Marc Porat, à devenir une entité indépendante. Apple perd ainsi quelques-unes de ses figures emblématiques comme Bill Atkinson (monsieur MacPaint, QuickDraw et HyperCard). Andy Hertzfeld (monsieur Macintosh) rejoint la société qui se forme, General Magic.
Elle va attirer les meilleurs talents tout en restant très secrète : en 1991, Tony Fadell refuse une offre d'Apple pour travailler chez General Magic alors qu'au même moment, Steve Wozniak transfère la propriété de ses brevets sur la communication par infrarouge à ses anciens collègues. Andy Rubin, ingénieur travaillant sur le Mac Quadra, est débauché en 1992, quelques mois avant que General Magic ne révèle son nom et ses partenaires, de Sony à Motorola en passant par Apple, qui possèdent 10 % de la société chacun.
Magic Cap OS a été conçu comme un anti-Mac OS : au lieu d'employer la métaphore d'un bureau qui n'est qu'une abstraction, il utilisait la métaphore d'une maison avec une représentation « 3D ».
La société va développer quelques-uns des produits les plus prometteurs du début de la décennie. Bill Atkinson va superviser le développement de Telescript, un nouveau langage de programmation, et de Magic Script, un nouveau langage de script. Ces deux technologies sont la base de Magic Cap OS, un système d'exploitation à interface graphique pour PDAs, reprenant les travaux les plus avancés d'Andy Hertzfeld. Très ambitieux, peut-être trop, le projet ne sera jamais véritablement achevé.
Apple lance son MessagePad 100 en 1993, dont le système Newton met l'accent sur la reconnaissance d'écriture, qui sera amélioré avec l'aide de Palm, une autre société formée par des anciens d'Apple (lire : Palm est mort, vive HP). Magic Cap OS n'utilise absolument pas la reconnaissance d'écriture, utilisant à la place un clavier virtuel : General Magic, qui avait jusque-là bénéficié d'une couverture médiatique hors pair, passe à l'arrière-plan, doublé par le bébé de Sculley (lire : Une petite histoire de l'iPad).
Le Sony Magic Link PIC-1000
Pire encore, le lancement des premiers appareils Magic Cap chez Sony et Motorola, en 1995, est un véritable désastre. Le Sony PIC-1000 était d'une lenteur affolante, alors que le Motorola Envoy souffrait d'un méchant bogue effaçant toute sa mémoire. Steve Wozniak, qui en avait acheté cinq exemplaires, en fut dépité et cessa dès lors de croire dans le projet. Au moment même où General Magic entre en bourse, la société est un corps sans idées et sans vie.
Tony Fadell fonde alors Fuse, avec l'ambition de devenir le « Dell de l'électronique grand public », notamment dans le domaine de l'audio.
Danger
Le Newton ne connut pas un succès beaucoup plus grand, mais l'idée — l'obsession — de Marc Porat, John Sculley et de la poignée d'ingénieurs Apple ayant défriché ce terrain chez Apple ou ailleurs sut affronter cet échec. À la première vague en succéda une deuxième, définissant les évolutions de l'informatique dans les années 2000 par une de ses successions d'événements dont l'Histoire, grande ironique, a le secret.
En 2000, justement, Andy Rubin fonde Danger, dans l'espoir de recréer l'expérience General Magic. Spécialiste du logiciel, Rubin s'entoure de Joe Britt (WebTV Networks) pour la réalisation d'un service connecté, et de Matt Hershenson (Philips) pour la supervision de la partie matérielle. Matias Duarte, qui a fait ses preuves dans le monde du jeu vidéo, est nommé directeur du design.
Le Danger Hiptop
Cette fois, le succès est au rendez-vous : sorti en 2002, le Danger Hiptop, aussi connu sous le nom de T-Mobile Sidekick, est un des premiers smartphones modernes. DangerOS, son système d'exploitation, se repose largement sur Java avec un ensemble d'API propriétaires permettant de développer des applications sous la forme de paquets JAR. Ces applications sont distribuées exclusivement par le biais du Danger Download Catalog, pour assurer leur compatibilité. Enfin, il offre l'accès complet au Web, ce qui lui valut la sympathie de Google, qui fit ainsi ses premiers pas dans le Web mobile.
Les Kin, réincarnation ratée des Hiptop chez le Danger période Microsoft
Dès 2003, pourtant, le conseil d'administration de Danger décide de se séparer d'Andy Rubin, pour des raisons qui restent encore aujourd'hui secrètes. Itération après itération, le Hiptop va lentement se faire dépasser. Microsoft fait l'acquisition de Danger en 2008, tous les cadres de la société quittant le navire en un peu plus d'un an.
Andy Rubin fonde alors Android, Inc., espérant développer un système où les mobiles « connaissent la localisation et les goûts » de leur utilisateur pour devenir force de proposition.
La revanche des tricards
Fadell et Rubin vont avoir leur revanche. Après l'échec de Fuse, Fadell fait du porte-à-porte avec son idée de baladeur musical construit autour d'un disque dur. Il trouve une oreille attentive chez RealNetworks, qui l'engage, mais l'idylle ne dure que six semaines. Sa trajectoire est bien différente chez Apple : consultant en février 2001 sur le projet de baladeur de la firme de Cupertino, il devient directeur du groupe spécial iPod en avril de la même année, six mois avant le lancement du baladeur qui a remis Apple sur pied.
Le Android de Rubin va connaître une destinée similaire. Par bien des aspects, il s'agit d'un Danger bis : OS Java, applications distribuées par un canal centralisé, clavier complet. Le Hiptop avait permis à Rubin de rencontrer les deux fondateurs de Google, Sergey Brin et Larry Page, intéressés par le Web mobile ; dès 2005, la firme de Moutain View achète Android, avec l'intention de concevoir un système entièrement dépendant de l'écosystème Google. Là encore, le reste de l'histoire est connu.
L'interface originale et le premier prototype Android, tels que présentés par Google après l'acquisition de la société de Rubin : il s'agissait alors de rivaliser avec les BlackBerry. Le projet sera modifié en profondeur après la présentation de l'iPhone, ce qui donna le G1, sorti en 2008.
D'Apple à Android et iOS en passant par General Magic et Danger, le monde actuel de la téléphonie mobile est défini par un nombre très restreint de personnes se connaissant très bien, ayant longtemps travaillé ensemble et partageant une vision inspirée par les préceptes de Marc Porat, de John Sculley et d'autres. Une seule différence — de taille — les sépare en deux groupes, d'un côté ceux qui croient en un logiciel agnostique (la tendance de ceux qui n'ont jamais rejoint Apple, comme Rubin), de l'autre ceux qui ne jurent que par l'intégration la plus ferme entre un logiciel et un matériel (la tendance de ceux qui ont fini par retrouver Apple, comme Fadell).
Ironie de l'histoire : le Sidekick 4G, successeur spirituel du Hiptop, utilise aujourd'hui Android, successeur spirituel de DangerOS.
Ces liens anciens et profonds perdurent aujourd'hui. Michael Tchao, le successeur de Marc Porat auprès de John Sculley et père du Newton, est aujourd'hui vice-président d'Apple responsable du marketing iPad. Matias Duarte a retrouvé Andy Rubin en devenant le designer d'Android, comme Joe Britt et Matt Hershenson, en charge du matériel chez Google. Deux douzaines de personnes, partenaires hier, concurrents aujourd'hui, s'affrontent aujourd'hui à coup d'idées et d'idéaux pour définir le futur de l'informatique mobile.
Aller plus loin :
- Richard Doherty, « Diary of a Disaster »
- Steven Levy, « Bill and Andy's Excellent Adventure II », Wired, 2.04, avril 1994.
- John Markoff, « I, Robot: The Man Behind the Google Phone », New York Times, 4 nov. 2007.