Un projet de loi américain défraie actuellement la chronique. Nommé Stop Online Piracy Act, il se veut une sorte de super Hadopi et reprendrait à son compte le concept du firewall chinois : tout site internet considéré comme promouvant la violation du copyright devra être bloqué par les fournisseurs d'accès à Internet américains.
Largement inspiré par le lobbying des éditeurs de contenus (Motion Picture Association of America, Recording Industry Association of America, mais également la chambre de commerce US), ce projet suscite naturellement la controverse sur le web.
Guerre d'industriels
Les grandes sociétés des nouvelles technologies sont elles-mêmes divisées sur la question, puisqu'elles ont parfois des intérêts divergents. Ainsi, le BSA (Business Software Alliance, qui regroupe des éditeurs de logiciels tels que Microsoft, Adobe ou encore Apple) a dans un premier temps soutenu le projet de loi, provocant une querelle intestine qui a poussé l'éditeur Kapersky à annoncer son retrait du BSA à compter du 1er janvier, avant de se raviser en faisant part sur son blog de préoccupations qui exigent que le projet soit amendé.
En revanche, les sociétés de services sur le web ont assez unanimement rejeté le projet de loi : Google, Facebook, Twitter, Zynga, eBay, Mozilla, Yahoo, AOL et Linkedin ont toutes fait part de leur désaccord.
L'hébergeur GoDaddy a quant à lui également changé de fusil d'épaule, en commençant par soutenir le projet avant de se raviser suite à des menaces de boycott par certains clients comme Wikipedia.
Mais les opposants au projet de loi sont largement distancés en termes d'investissement de lobbying par ses partisans.
Apple est une grande absente des débats, puisqu'elle n'a à ce jour pas fait part de sa position. Il faut dire qu'elle est concernée à plus d'un titre, étant d'une part éditeur de logiciels susceptibles d'être piratés, mais également numéro un mondial de l'offre légale de téléchargements. Mais son silence est éloquent, puisque la firme de Cupertino s'attirerait sans doute la colère de ses partenaires éditeurs si elle devait s'opposer au projet, et que son intérêt même serait de le soutenir. De manière générale, Apple a plutôt accordé sa préférence à une offre légale forte qu'à une lutte acharnée contre le piratage. Une prudence d'autant plus sage que toute attitude de défense du droit d'auteur se voit immédiatement vouée aux gémonies sur Internet, au gré d'arguments souvent entachés d'une mauvaise foi caractérisée, ce qui ne facilite pas la tenue d'un débat dépassionné.
Des méfaits de la loi SOPA
En l'occurrence, il a beaucoup été opposé au projet SOPA que YouTube pourrait subir de plein fouet un tel blocage, si par malheur quelqu'un publiait par exemple une vidéo d'une fête d'anniversaire ("happy birthday to you" étant toujours soumise au copyright). L'argument n'est pas tout à fait fondé dans la mesure où les hébergeurs de vidéo comme YouTube et Dailymotion ont signé des accords avec divers ayants droit, en leur proposant un pourcentage sur les revenus publicitaires générés par les vidéos faisant figurer leur propriété intellectuelle. En fonction de ces accords, la diffusion des œuvres concernées sur les portails en question n'est donc pas sujette à litige.
Cela crée d'ailleurs un nouveau précédent, puisque quiconque peut faire une exploitation commerciale de ces droits sans bourse délier à partir du moment où c'est effectué sur l'un de ces sites : pour diffuser à la télévision une publicité incluant une chanson célèbre, il faut obtenir une licence d'exploitation coûteuse, mais on peut le faire en toute liberté sur YouTube.
Il n'en reste pas moins que tous les ayants droit n'ont pas signé de tels accords, et que des procédures judiciaires ont été intentées notamment par Viacom ou encore TF1. Avec le projet de loi SOPA, ces procédures pourraient potentiellement aboutir au blocage tout entier de YouTube sur le territoire américain, et changeraient donc complètement le rapport de force entre les ayants droit et les hébergeurs de contenus en offrant aux premiers un pouvoir discrétionnaire de censure sur les seconds.
Mais au-delà même de ce problème, apparaît l'arbitraire de la plainte et du jugement par contumace, puisque le projet SOPA concerne en premier chef les sites étrangers qui "viseraient le marché américain" et qui n'auraient pas nécessairement de moyens de se défendre face à la justice américaine. SOPA tente en effet de contourner un problème inhérent à la loi et à la territorialité : on ne peut attaquer en justice que sur le territoire sur lequel une infraction est commise, puisqu'il serait non seulement impossible de faire appliquer une décision de justice en dehors de la juridiction de la cour concernée, mais qu'en outre les lois diffèrent d'une nation à l'autre. Le web, de par son intangibilité, est venu chambouler cette notion de territorialité, d'autant que certains pays comme la Suisse autorisent le téléchargement des œuvres.
Depuis la naissance du web, les plaintes illégitimes ont fait florès, puisqu'il a souvent suffi de prétendre être titulaire de droits auprès d'un hébergeur pour museler un site gênant. On en a vu une éloquente illustration récemment, puisque Universal a réussi à faire supprimer temporairement de YouTube une vidéo promotionnelle de MegaUpload, bien que celle-ci n'exploite aucune des propriétés intellectuelles d'Universal. Wikileaks serait donc une victime idéale du projet SOPA.
La portée d'une telle loi semble à première vue limitée au territoire américain, puisqu'il ne serait question que de filtrer le web à ses frontières pour en expurger la lie. Cependant de nombreuses sociétés étrangères hébergent leur nom de domaine auprès de fournisseurs américains, et pourraient donc voir leur activité mise à mal par le couperet SOPA, conjointement avec un autre projet de loi nommé Protect IP Act. Ce dernier ne concerne pas les fournisseurs d'accès à Internet américains, mais les serveurs DNS (qui permettent d'associer un nom de domaine comme macg.co à une adresse IP afin de se connecter à un site). Une telle mesure pourrait donc avoir une portée mondiale, et présenter une sérieuse faille de sécurité en violation avec les spécifications DNSSEC. D'autre part, des sites affiliés à un nom de domaine incriminé pourraient être rayés de la carte sans pour autant n’avoir jamais fauté.
Bref, les problèmes ne manquent pas, et la formulation vague des deux projets de loi ne font rien pour arranger les choses. Les deux textes devraient être soumis au vote législatif début 2012 après plusieurs délais, d'ici là la controverse continue de gonfler sur le net.