Depuis quelque temps, un nouveau modèle d'informatique se développe : le "logiciel-comme-service". Il ne s'agit plus de concevoir le logiciel comme un produit, mais comme un jeu de fonctions évolutives, en lien étroit avec le nuage.
On parle beaucoup de solutions telles qu'OnLive (lire OnLive Desktop fait des jaloux & OnLive arrive en Europe), certains rechignant à la perspective d'une dépendance renforcée auprès des développeurs, mais le SaaS (Software-as-a-Service) est en réalité déjà partout. La frontière entre contenus et fonctions devenant de plus en plus ténue, il peut être difficile de s'en rendre compte, mais des services comme le moteur de connaissances Wolfram-Alpha utilisé notamment par Siri aux États-Unis ou tout simplement la majorité des services de Google (recherche, cartes, mail…) appartiennent à cette catégorie.
World of Warcraft lui-même est un exemple éloquent de SaaS : on paye un abonnement mensuel pour maintenir l'existence virtuelle de ses personnages sur les serveurs de Blizzard. Le MMORPG emblématique a été si résistant à la moindre concurrence qu'un autre modèle de SaaS est venu lui picorer de l'audience : le modèle freemium. Des jeux en ligne gratuits, mais qui pour se financer proposent l'achat d'éléments optionnels. Le SaaS offre en effet de nouveaux modèles économiques, puisqu'il ne se pose plus en produit aux limites tangibles. L'abonnement y figure en bonne place, et n'est pas sans contrepartie pour l'utilisateur.
Abonnement
En premier lieu, l'abonnement offre un coût d'accès autrement plus modeste. Pour donner un exemple concret, Adobe propose une formule d'abonnement pour utiliser ses logiciels, au lieu de les acheter de plein droit : l'accès à la CS 6 Master Collection coûte 59 € par mois (avec un engagement d'un an), alors qu'il faut débourser 3 586 € pour une acquisition définitive. L'achat définitif devient plus rentable au-delà de 5 ans d'utilisation, soit l'équivalent de deux cycles du produit…
Gratuité maîtrisée
Si le SaaS a amené de nouveaux modèles économiques, Apple en a trouvé un qui lui est propre : la gratuité totale, sans même avoir recours à la publicité. La société peut en effet se permettre de proposer des services comme Siri ou iCloud, qui exigent de sa part des infrastructures (serveurs, stockage, bande passante) et de lourds investissements (son data center en Caroline du Nord lui a coûté la bagatelle de 500 millions de dollars, sans même compter ses frais de fonctionnement) sans la moindre contrepartie financière de ses utilisateurs. Son modèle économique tient en peu de choses : ces fonctions avancées rendent ses produits plus séduisants que ceux de sa concurrence, et incitent donc les consommateurs à les acheter. C'est ici toujours la sacro-sainte expérience utilisateur qui prime.
C'est bien parce que ces fonctions servent d'arguments de vente à du matériel que l'équation fonctionne : au dernier trimestre 2011, Apple a réalisé 80 % des bénéfices de l'industrie mobile à elle seule. D'autant que le matériel technologique a une durée de vie relativement limitée, si ce n'est pour des questions de durabilité, au moins pour celles de l'obsolescence. À ce titre, on peut calculer le coût par appareil de ce type de services, et en déduire la rentabilité. L'équation d'Apple lui est toute particulière et spécifique, et pour ainsi dire impossible à reproduire : elle est la seule à se trouver dans la situation idéale pour cette façon de faire.
Le SaaS règle de manière définitive nombre de problèmes aussi vieux que l'informatique : avec lui, il n'y a plus de malware, mais il n'y a également plus de piratage, et le Cloud Computing fait figure de bac à sable ultime puisque rien n'est même exécuté sur votre machine. Cette approche différente du logiciel permet non seulement de transformer la manière dont on s'en sert ou les services qu'il peut rendre, mais même la manière de le concevoir. A l'image d'un simple site web, le SaaS peut faire abstraction des cycles de développement, pour proposer continuellement de nouvelles fonctions sans même devoir installer ou mettre à jour quoi que ce soit, dans le cadre d'un client léger comme OnLive.
Collision d'intérêts
Mais les modèles économiques entrent parfois en collision : suite à un accord entre OnLive et Square Enix, chaque boîte du jeu Deus Ex: Human Revolution pour PC contenait un coupon avec un code permettant de jouer au même jeu sur OnLive. Problème, non seulement OnLive entre en concurrence avec les revendeurs, mais en outre certains d'entre eux disposent également de leur propre plateforme de distribution en ligne. C'est notamment le cas de GameStop, la plus grande chaîne de magasins de jeux vidéo au monde (elle a racheté le français Micromania en 2008), qui dispose d'un portail en ligne, Impulse. GameStop a plutôt mal pris l'intrusion d'OnLive dans ses propres rayons, à tel point que la chaîne a donné ordre à ses employés de retirer le coupon litigieux de toutes les boîtes de Deus Ex: Human Revolution. Ce qui n'a naturellement pas été du goût des consommateurs qui s'attendaient à trouver le coupon en question et qui n'ont pas été prévenus de ce retrait… La polémique a enflé un temps avant que Square Enix n'accepte de reprendre tous les exemplaires stockés par GameStop, et que la chaîne ne présente ses excuses en proposant un bon d'achat à titre de compensation pour les acheteurs lésés.
Le ciel pour horizon
Si OnLive est avant tout connu pour les jeux, la société s'aventure dans de nouveaux domaines, avec notamment OnLive Desktop, qui permet à un simple iPad de se comporter en PC de plein droit. OnLive Desktop va même jusqu'à réconcilier Apple et Adobe, en offrant une exécution dans le navigateur des contenus en Flash aussi véloce que sur le meilleur PC. Les choses devraient aller plus loin encore car Autodesk a investi dans la société, mais également dans Otoy, qui offre des technologies similaires. Cette dernière a également beaucoup misé sur les promesses du Cloud Computing : si OnLive permet de s'affranchir des contraintes matérielles en exécutant sur n'importe quelle machine des jeux qui seraient autrement trop exigeants, Otoy pousse la logique plus loin encore en mettant à profit des fermes de calcul, exécutant des tâches impensables pour le plus puissant des PC du marché. Ainsi Maya ou 3DS Max peuvent afficher en temps réel des images photoréalistes, qui pouvaient prendre des heures de calcul. La société a notamment investi dans plusieurs moteurs de rendu en Path Tracing, un calcul basé sur les propriétés physiques de la lumière (lire OpenCL dynamite le Path Tracing et l’image de synthèse, d'hier à demain).
On mesure aisément les avantages de telles solutions, qui bouleversent les méthodes de travail des professionnels et permettent le partage des logiciels de bout en bout d'une chaîne de production, quelles que soient les machines qui y offrent l'accès. L'iPad est de toute évidence un point d'accès tout trouvé pour ces services, puisqu'il peut être utilisé sur le terrain (lire L'iPad facilite la construction à DisneyWorld), et que sa puissance limitée en fait une cible idéale pour le Cloud Computing. Mais cette approche pose la question de l'interface utilisateur : un logiciel qui fonctionne de manière universelle embarque souvent avec lui une interface qui n'est pas la plus adaptée à sa destination. C'est le cruel équilibre qui reste à déterminer entre familiarité et adaptation : l'utilisateur est en territoire connu s'il utilise la version PC de son logiciel, mais l'expérience n'est pour autant pas optimale sur un écran tactile. Les choses devraient cependant être amenées à plus de cohérence avec l'avènement de Metro dans Windows 8.
Le prix à payer
Le SaaS présente bien des avantages, mais n'est pas pour autant sans inconvénient (lire Ciel nuageux à l'horizon). La souplesse qu'il offre au niveau du matériel exige la contrepartie d'une connexion à Internet (il est vrai de plus en plus indispensable pour les tâches du quotidien par ailleurs, à tel point qu'on ne conçoit guère plus l'utilisation d'un ordinateur qui soit coupé du monde de manière prolongée). Il ne fait guère de doute que dans un avenir plus ou moins proche, l'essentiel de la population aura accès à du très haut débit, voire même sans fil, ce problème est donc en passe de ne plus en être un.
Le SaaS pose également des problèmes de confidentialité et de pérennité en confiant l'avenir des investissements de ses utilisateurs à la seule société éditrice. Là aussi, il existe diverses mesures qui permettent d'établir une relation de confiance. Ce peut être une solution serveur clé en main gérée par les entreprises qui font appel à ces outils, ou pour les plus modestes, un hébergement assuré par un intermédiaire externe à l'éditeur, une sorte de « dépositaire légal » qui rend l'autonomie du SaaS indépendante de son éditeur. Il n'en reste pas moins que cette responsabilité échappe à l'utilisateur, qui se retrouve impuissant lorsque la sécurité des serveurs distants est compromise par des hackers.
On évoque parfois la question de la consommation énergétique pharaonique des data centers comme étant un recul introduit par le Cloud Computing. C'est en réalité un mauvais procès : la mutualisation des ressources rend cette solution mathématiquement beaucoup plus sobre et économe que si les mêmes tâches étaient exécutées individuellement par chaque poste client, et il faut bien tenir compte de cette donne pour faire un bilan énergétique équitable de l'opération. Le reproche est d'autant plus inapproprié que c'est bien cette mutualisation qui permet d'exploiter plus loin encore les énergies renouvelables, comme Apple en fait la démonstration avec son data center, mu à 60 % par des énergies renouvelables. Peu d'utilisateurs d'ordinateurs, aussi modeste soit leur consommation, peuvent se prévaloir d'un tel chiffre.
Reste la question de l'interopérabilité, qui dépasse les problèmes déjà connus avec la dématérialisation des médias. Alors que les DRM enchaînent les consommateurs à un matériel donné, le SaaS les confine aux services d'un seul prestataire : impossible de faire passer un fichier entre les applications de plusieurs services, alors même qu'elles s'affranchissent du matériel. Une nouvelle tour de Babel en perspective qui exige de faire preuve de discernement dans le choix d'un prestataire en fonction de son catalogue. Naturellement il ne s'agit pas d'une vérité absolue : nombre de SaaS proposent l'export et l'import de fichiers aux standards du marché, par exemple Google Docs. L'interopérabilité n'a cependant rien d'un nouveau problème, il s'est présenté à chaque fois que l'informatique offrait une nouvelle forme de service. La nature ayant horreur du vide, les standards d'échange de données sont venus résoudre ces questions au fur et à mesure qu'elles se présentaient, et il y a fort à parier qu'il en sera de même pour le SaaS à l'avenir. Déjà des solutions viennent répondre à ces problématiques, comme Jibberbit qui crée des passerelles entre différents SaaS.
Le SaaS est en lui-même une réponse à cette question, par certains aspects : les plateformes de distribution en ligne telles que Steam ou l'App Store offrent la possibilité de télécharger à l'infini les logiciels et de les installer sur un plus grand nombre de machines. Il faut se rappeler qu'avant ces services, la plupart des licences d'utilisation des logiciels exigeaient de n'installer un même logiciel que sur une seule machine à la fois : certains logiciels allaient jusqu'à détecter sur le réseau local si la même licence était déjà en cours d'utilisation sur une autre machine avant d'autoriser leur lancement.
En somme, le SaaS est encore en pleine évolution, et présente des perspectives paradoxales : il affranchit l'utilisateur de nombre de contraintes, tout en en présentant d'autres. Il sera donc destiné en premier lieu à ceux dont les priorités sont compatibles avec ces nouveaux modèles, d'ici à ce que les inconvénients s'effacent avec le temps. Mais à en juger par le succès de certains services en ligne, qui sont par nature pleinement adaptés à ce modèle, le public n'hésite pas lorsque les conditions sont réunies.