Une semaine après la révélation qu'Apple préparait ses propres puces graphiques pour mobiles, l'action d'Imagination Technologies ne redécolle toujours pas. Lorsque la firme britannique a annoncé qu'à moyen terme Apple se passerait de ses services, l'action a dévissé de 70 %, elle vaut toujours 60 % de moins qu'il y a quelques jours.
Cet épisode illustre la manière dont Apple procède lorsqu'elle défend ses intérêts technologiques et financiers, et ce que cela entraine comme conséquences chez ses partenaires. L'ancienneté d'une relation ne pèse pas grand chose, l'entreprise qui a fait votre fortune un jour peut vous laisser en plan le lendemain. Imagination Technologies est un cas encore plus singulier, Apple n'est pas seulement sa principale cliente, elle possède 8,6 % de son capital.
Il n'y a pas que les fournisseurs qui pâtissent de ces changements de route, indirectement c'est un signal envoyé également aux concurrents. En résumé, plus le temps passe et moins la bataille se fera avec les mêmes armes, choisies sur catalogue. Apple marquait déjà sa différence en concevant son système d'exploitation et son écosystème, elle y ajoute maintenant de plus en plus des composants essentiels de ses produits. Toutes les forces en présence ne sont pas des Samsung et elles n'auront pas forcément les moyens de suivre, condamnées à disparaître ou faire de l'entrée de gamme.
Pour tenir la distance il faut rassembler des compétences humaines, investir et avoir les reins assez solides pour arriver au résultat espéré. Ce sont des travaux de longue haleine où il s'agit de construire des fondations pour plusieurs années.
En février dernier, Luca Maestri, le directeur financier d'Apple expliquait cette évolution de l'entreprise :
Aujourd'hui, nous développons beaucoup plus de technologies fondamentales que par le passé où ce sont nos fournisseurs qui s'en occupaient — comme les développements autour des processeurs ou des capteurs. C'est quelque chose de très important pour nous parce que nous pouvons aller plus loin dans l'innovation, nous pouvons mieux contrôler la chronologie de sortie, le coût, la qualité. Nous considérons cela comme un excellent investissement stratégique.
Maîtrise des composants et de la qualité
Au fil de l'acquisition d'entreprises spécialisées et de débauchages, Apple a développé une véritable expertise dans la conception de processeurs. Qui aurait pensé il y a quelques années que le moteur de ses téléphones serait aussi puissant, sinon plus, que ceux de Qualcomm qui équipe l'essentiel des smartphones Android ? C'est même une gifle qu'ont reçue Qualcomm et ses pairs lorsqu'Apple a dévoilé avec l'A7 le premier processeur mobile sur 64 bits. En ce moment, elle parachève cet effort en liquidant toutes les applications encore 32 bits.
Pour ces processeurs Ax, la Pomme s'appuie toujours sur une base conçue par le britannique ARM (achetée 32 milliards de dollars l'été dernier par le japonais SoftBank). À partir de cela elle développe ses processeurs en suivant son bonhomme de chemin. Alors qu'en face les processeurs sont parfois dotés de 6, 8 et bientôt 10 coeurs, Apple est seulement passée à quatre cœurs l'an dernier avec l'A10 Fusion des iPhone 7. Sans que cela ne soit pénalisant sur ses performances face à ses rivaux.
Apple a besoin d'un processeur peu gourmand pour son Apple Watch ? Elle met au point le S1 monocœur pour le premier modèle de la montre. Il a évolué depuis en double-cœur avec le S1P (Apple Watch Series 1) et le S2 (les Series 2).
Le sans-fil devient le grand enjeu des écouteurs et des casques ? Plutôt que de choisir une quelconque puce Bluetooth que l'on verra à l'identique chez les concurrents, Apple développe la puce W1 qu'elle installe dans ses AirPods et dans trois casques Beats. Ce n'est pas par pure coquetterie, le W1 apporte une réelle valeur ajoutée pour l'appairage des écouteurs et leur fonctionnement en général. Avec un iPhone, les écouteurs avec "W1" sont nettement plus agréables d'emploi qu'avec un smartphone Android.
D'ordinaire muet lorsqu'il s'agit de dire dans quelle direction s'engage Apple, Tim Cook a été très bavard s'agissant de la réalité augmentée. Pas au point de dire ce qu'il avait très concrètement comme applications et produits, mais tout de même. Le patron d'Apple ne s'est jamais fait prier pour exprimer tout l'intérêt qu'il portait au sujet. Est-ce à dire qu'Apple a jugé que la toute nouvelle plateforme "Furian" d'Imagination Technologies n'allait pas dans le sens de ses besoins ? Apparemment oui.
Cette volonté d'indépendance ne s'arrête pas aux iPhone. Sur Mac aussi Apple installe des puces maison. La Touch Bar des MacBook Pro 2016 est pilotée par le processeur T1 qui emprunte beaucoup à celui des Apple Watch. Des responsables d'Apple ont suggéré la semaine dernière qu'il fallait s'attendre à ce que de tels petits processeurs travaillent encore plus avec ceux d'Intel. Des rumeurs en ce sens avaient précédé ces propos.
Maitrise du temps et des coûts
Créer ses propres solutions est coûteux et complexe. Il ne fait aucun doute qu'Apple a rencontré des obstacles et essuyé des retards tout au long de la création des composants énumérés précédemment. Mais au moins, elle est au volant sur une route qu'elle a choisie.
Lorsqu'on sous-traite, on se décharge de ce fardeau, toutefois on s'en remet au calendrier de son fournisseur… dont vous n'êtes pas le seul client. LG vient de sortir son haut de gamme le G6, mais ce sont les S8 de Samsung qui auront la primeur des derniers Snapdragon de Qualcomm. Samsung et Qualcomm ont signé un accord de fabrication.
Restreindre ou supprimer sa dépendance envers des fournisseurs peut ensuite aider à réduire les coûts associés à l'utilisation de leurs produits. Dans le cas d'Imagination Technologies, Apple lui a versé en 2016 l'équivalent de 71 millions d'euros de licences (pour le droit d'utilisation des technologies PowerVR) et de royalties (pour chaque iPhone et iPad vendus). Lorsqu'on vend presque 250 millions d'iPhone par an, toute économie obtenue à l'unité prend d'énormes proportions sur le volume.
Ces coûts de licences peuvent représenter une part prépondérante du prix d'un téléphone. Une étude il y a quatre ans, se basant sur un téléphone type vendu 400 $, estimait cette proportion à 30 %. Un tiers du prix de vente de ce terminal fictif était destiné à payer les inventeurs des technologies utilisées.
Ça ne signifie pas qu'Apple va forcément faire des économies en concevant ses GPU mobiles, mais elle les réalisera selon son propre cahier des charges et sans être redevable à un tiers. Reste à s'assurer que le chemin n'est pas semé d'embûches judiciaires. Imagination Technologies a clairement laissé entendre qu'elle doutait de la capacité d'Apple à réaliser des GPU sans enfreindre sa propriété intellectuelle et qu'elle serait vigilante.
« Pacte avec le diable »
La décision d'Apple a provoqué un cataclysme au sein d'Imagination Technologies. Cette dernière a vendu en 2016 des licences et collecté des royalties dans trois gammes de produits (PowerVR, MIPS et Ensigma) pour un total de 121,3 millions de livres sterlings. Là-dessus, 60 millions sont venus d'Apple. Sur le poste des PowerVR en particulier (88 millions), Apple a représenté les trois quarts des paiements.
« C'est un pacte classique avec le diable » résume l'analyste Gene Munster de Loup Ventures « Vous savez que vous allez en payer le prix, que ce soit en étant complètement mis de côté ou par une pression sur vos marges ».
Il y a eu un précédent fameux en 2006 lorsque PortalPlayer, qui fournissait le processeur des iPod, a été brusquement évincé. 90 % des ventes de l'entreprise se faisaient avec Apple. Un an plus tard Nvidia achetait l'éconduit.
Autre exemple de dépendance, celle de Cirrus Logic avec ses puces audio que l'on trouve dans les iPhone et iPad. Samsung, LG, Sony, Ford ou Lenovo sont également acheteurs mais lors des résultats financiers, le patron de cette entreprise ne cite jamais le nom de son principal client. Il est illustré par un paquet anonyme affublé d'un logo "#1 Customer" dans l'une des diapositives de la présentation financière. Sur le dernier trimestre, ce client avait représenté 85 % du chiffre d'affaires. C'est bien évidement d'Apple qu'il s'agit, Cirrus Logic figure dans la liste des plus gros fournisseurs de la Pomme. Cirrus Logic doit croiser les doigts chaque jour pour que jamais Apple ne sente qu'il y a quelque chose de mieux à faire du côté des puces audio…
Ce qui s'est passé avec Imagination doit servir d'avertissement. Si Apple constate qu'une technologie devient essentielle à sa stratégie et quelle se trouve en position de la développer intra-muros, mieux vaut avoir un solide plan B. La solution de refuser de travailler avec Apple pour s'épargner des lendemains douloureux n'en est pas une, poursuit Gene Munster : « Même si vous devez vous faire éjecter à la fin, vous aurez connu trois superbes années que vous n'auriez jamais eues si vous n'aviez pas signé ».
Les écrans, les capteurs photo, les modems, la mémoire… il y a encore plusieurs éléments clefs d'un téléphone qui sont à l'abri d'une attention trop pressante d'Apple.
Mais qui peut dire si demain la Pomme ne voudra pas fabriquer sa propre mémoire afin de garantir des approvisionnements réguliers. Apparemment elle s'est intéressée à la vente de la division NAND de Toshiba (Foxconn semble le mieux-disant pour l'heure).
Il y a également les puces modem. Depuis l'iPhone 7, Apple se repose sur Intel en plus de Qualcomm pour son équipement. Les échanges de plaintes depuis janvier dernier avec Qualcomm montrent ici aussi que de longues et de fructueuses relations peuvent virer brusquement au vinaigre. Est-ce qu'Apple serait en mesure de fabriquer ses propres puces réseau sans d'abord acheter un acteur de ce secteur où abondent licences et brevets ? A-t-elle seulement intérêt à le faire, y a-t-il surtout une création possible de valeur ajoutée ?
Le feuilleton à venir avec Imagination Technologies sera intéressant à cet égard, puisqu'Apple a visiblement décidé de compter sur ses seules forces pour se hisser au niveau de son futur ex-partenaire.