La deuxième saison des Chroniques numériques de Chine se poursuit. Entre anecdotes personnelles et analyses de faits de société, Mathieu Fouquet continue son exploration des pratiques technologiques chinoises décidément bien étrangères.
Le saviez-vous ? La Grande Muraille de Chine est en réalité pourvue d’une multitude de petits pieds[réf. nécessaire] qui lui permettent de se déplacer où et quand bon lui semble. C’est assez problématique : vous pouvez l’apercevoir un jour à l’horizon pour la retrouver le lendemain au milieu de votre jardin, pile sur votre parterre d’hortensias favori.
C’est la pire théorie du complot que vous ayez jamais entendue ? Oui. Mais c’est aussi une allégorie assez juste du paysage numérique chinois, de ses transformations constantes et de ses frontières changeantes. D’un point de vue personnel, cette instabilité est angoissante : ma vie numérique (c’est-à-dire ma vie tout court, les deux étant aujourd’hui inextricables) dans ce pays dépend ni plus ni moins du bon vouloir du gouvernement chinois. Si Beijing trouvait demain le moyen de neutraliser tous les VPN sur son territoire, comment réagirais-je ? Pourrais-je concevoir de vivre sans accès direct aux sources d’information, aux sites de divertissement et aux réseaux sociaux occidentaux ?
Sur ce point, il peut être tentant d’être alarmiste. Ne se murmure-t-il pas depuis au moins un an que le gouvernement aurait ordonné aux opérateurs chinois de bloquer les connexions de tous les VPN non approuvés ? Attention, peut-on lire ici et là, à partir de janvier c’est fini. À moins que ce ne soit février. Ou mars. Allez, sans aucun doute en avril. Rien de tel qu’un ultimatum à géométrie variable pour pimenter mon quotidien chinois.
Comme d’habitude, il est nécessaire de chercher les nuances de gris dans le tableau en noir et blanc que les gros titres sensationnalistes s’empressent de peindre. Les intentions de Beijing sont notoirement difficiles à interpréter et, si cette politique nébuleuse a forcément pour but de resserrer le contrôle du gouvernement sur l’internet national, il n’est pas dit que les VPN issus de sociétés étrangères soient cette fois-ci directement en ligne de mire. Les craintes d’une disparition des VPN dans l’empire du Milieu ne datent pas d’hier, ce qui n’empêche pas une poignée d’entreprises de poursuivre le jeu du chat et de la souris afin de vendre leurs solutions aux laowai (« étrangers ») assoiffés de tweets et de vidéos YouTube.
Plus que les étrangers, ce sont les citoyens chinois qui ont des raisons de se plaindre : c’est leur App Store qui a été purgé d’applications de VPN et ce sont leurs données qui sont de plus en plus dans le collimateur du gouvernement. À ce propos, si je trouve ma position parfois inconfortable, j’envie encore moins celle d’Apple, qui doit jongler avec les exigences légales chinoises, l’importance stratégique de son troisième plus gros marché mondial et la nécessité croissante de protéger les données de ses utilisateurs. C’est un périlleux numéro d’équilibriste dont l’issue demeure floue : quelle décision Tim Cook prendrait-il si, par exemple, Beijing exigeait que Cupertino réduise délibérément la sécurité des données transitant sur ses serveurs chinois ?
À cloche-pied entre les App Store
Reste qu’à l’heure actuelle, l’écosystème d’Apple est un rare miraculé parmi les victimes du « Grand Firewall de Chine » (si l’on exclut iBooks). Nul besoin, par exemple, de recourir à un VPN pour utiliser iMessage, qui est pourtant chiffré de bout en bout. Une chance que ne partagent pas Facebook Messenger, WhatsApp et une ribambelle d’autres messageries instantanées bloquées depuis longtemps. Combien de temps cet état de fait peut-il durer au royaume de WeChat et de sa censure automatique de sujets sensibles ? Le mystère reste entier.
En outre, à l’heure des serveurs iCloud chinois et du tri très sélectif effectué par Cupertino sur l’App Store national, peut-être est-il temps d’admettre qu’il n’existe pas un écosystème Apple mais plusieurs. Un fait qui me revenait fatalement en tête à chaque fois qu’il me fallait changer de compte pour mettre à jour mes applications chinoises ou françaises (le merveilleux iOS 11.3 a depuis aboli cette restriction).
Internet a peut-être aboli les frontières (en tout cas, il a essayé), mais un Français venu habiter en Chine réalise bien vite qu’il est virtuellement impossible de se débrouiller avec un seul compte. Sans compte français, point d’applications de VPN. Sans compte chinois, adieu les logiciels exclusifs ou obscurs. Adieu aussi les écarts de prix parfois bien sympathiques d’une boutique à l’autre…
Loterie numérique
Devoir activer son VPN pour tweeter une bêtise ou aller vérifier un article Wikipédia, c’est toujours irritant. Étrangement, pourtant, ce n’est pas l’aspect le plus inconfortable de ma vie numérique ici. C’est bien plus confortable, certainement, que de ne pas savoir quand il est nécessaire de contourner la Muraille, ni même si cela va fonctionner correctement.
En ce qui concerne l’emploi d’un réseau privé virtuel en Chine, il existe plusieurs cas de figure. Le plus classique est celui du service étranger bloqué qui requiert obligatoirement l’utilisation d’un VPN. Cas un peu plus insidieux, certains sites ou applications sont accessibles depuis la Chine mais extrêmement lents… à moins d’employer un VPN. Ce dernier cas, que j’ai souvent rencontré en voulant télécharger des applications macOS sur des sites de développeurs, est le plus frustrant de tous, car le plus aléatoire. Je ne compte plus les fois où j’ai voulu lancer un podcast ou télécharger un livre audio pour finalement observer une barre de chargement qui avance kilooctet par kilooctet.
Certes, au bout de deux ans dans ce pays, j’ai fini par plus ou moins appréhender le comportement des réseaux chinois. Il s’agit d’un véritable livre de règles rempli d’exceptions qui varient en plus d’un lieu et d’un opérateur à l’autre (j’ai souvent plus de chance dans les provinces les plus développées ou en utilisant ma connexion cellulaire).
S’il est généralement possible de discerner une certaine logique derrière chaque cas, certaines situations demeurent à ce jour mystérieuses. Pièce à conviction principale : les fonctionnalités en ligne de la Nintendo Switch qui fonctionnent sans souci, à part quand elles ne fonctionnent pas.
Plus horripilant encore, il existe aussi l’effet inverse : les services chinois qui refusent de fonctionner si on y accède depuis l’étranger (ce qui est techniquement le cas lorsque l’on utilise un réseau privé virtuel). Horripilant et plutôt comique, il faut le reconnaître. Rien de tel qu’accéder à tous les services de Google pour finalement buter sur la première application locale venue et devoir désactiver son VPN.
« Nous allons construire un mur… »
En matière de maçonnerie, la Chine n’a pas attendu certains démagogues outre-Atlantique (ici ce serait plutôt outre-Pacifique) pour se distinguer. On peut même dire que cela fait un millénaire ou deux que c’est une sorte de spécialité locale : hier les briques, aujourd’hui des lignes de code qui, elles, ne finiront probablement pas au patrimoine mondial de l’UNESCO.
Ce qui ne signifie pas pour autant que les murs numériques chinois vont s’effondrer dans un avenir proche. Avec le sacre de Xi Jinping, qui n’a donné aucun signe de vouloir assouplir les règles entourant l’internet national, il faudra attendre encore longtemps avant de guetter les premières fissures. Attention à la Muraille ambulante, elle ne se soucie guère d’où elle s’arrête !